Sous la glace c’est l’histoire d’un consultant en train de « bugger ». Ses deux collègues plus jeunes examinent ses performances et les jugeant insuffisantes, comme lui-même l’a souvent fait pour d’autres, tous ceux qui ne sont plus prêts à se donner à l’entreprise 24 heures sur 24, décident qu’il n’est plus bon qu’à être jeté. C’est aussi la conclusion à laquelle il est arrivé. C’est l’histoire de ce Jean Personne que ses parents ne voyaient pas, n’entendaient pas et qui s’attardait dans les aéroports pour qu’on appelle son nom, que tous l’entendent et l’attendent. Il se sent à l’image de ce petit chat jeté dans le vide et qui, avant de sombrer, le regardait les yeux grands ouverts et emplis d’angoisse sous la glace du canal.
Ce texte de Falk Richter, auteur et metteur en scène associé à la Schaubühne de Berlin, s’inscrit dans un projet qui dessine un paysage du monde contemporain, un monde schizophrénique où l’homme est divisé entre un être mécanique qui joue en bourse et va de sa télévision à son portable et un être humain encore en quête de sens et de beauté. « Cette schizophrénie est la principale complice du capitalisme » dit Falk Richter. Le monde que décrit Falk Richter dans cette pièce est celui des experts, des consultants, maîtres du sort de milliers de personnes qu’ils éliminent au nom de l’idéologie de la performance. Cette idéologie, celle qu’évoque Marx quand il parle des « eaux glacées du calcul égoïste », a contaminé tous les rapports sociaux, même les plus intimes. Les consultants habillent d’un langage boursouflé, bourré d’anglicismes qui cachent mal le vide abyssal de la pensée, des décisions qui jettent des milliers de personnes au chômage. Ils colonisent même la culture car un supplément d’âme peut permettre de vendre plus et que « bien faite la culture est aussi bénéfique que le sport ».
La mise en scène de Victor Gauthier-Martin travaille habilement sur les différents aspects d’un texte riche, qui passe du monde brutal de l’entreprise dominé par la recherche du profit, à un registre plus poétique et rêveur, celui de l’intime et des émotions. Dans un espace nu et glacé qui pourrait être une salle de conférence, trône une grande table avec trois ordinateurs et une trappe où est logé un piano électrique. Les acteurs nous parlent, alternant récit de leur travail, réflexion sur ce même travail et sentiments personnels. Au fur et à mesure que la pièce avance, le discours si froidement économique dérive, dégénère. La table de conférence semble devenir un iceberg-radeau à la dérive au milieu de l’Artique, qu’évoque la vidéo à l’arrière plan. Philippe Awat incarne Jean Personne avec subtilité, passant du discours froid du consultant à la lucidité de celui qui le juge. Sous son calme apparent on sent le désespoir de celui qui tente de résister au dessèchement intérieur auquel le condamne ce système. Martin Seve et Pascal Sangla, jouant aussi guitare et piano, campent les consultants plus jeunes qui épousent le discours dominant, sans se poser de questions. Il y a enfin un enfant, dont les autres disent « il fait encore un peu jeune, mais il s’est intégré et peut participer activement à la réunion-projet », dernière remarque lucide et assez désespérée de la pièce.
C’est un beau travail, jamais pesant ni didactique, sur un texte éminemment politique. On garde longtemps en mémoire les images fortes de cet homme que l’on ne voit plus, que l’on n’entend pas et qui tente de retrouver son humanité dans un monde qui a tout sacrifié à la recherche de la performance.
Micheline Rousselet
Mardi et mercredi à 19h30, jeudi et vendredi à 20h30, samedi à 18h et dimanche à 16h
Théâtre de la Commune
2 rue Edouard Poisson, 93304 Aubervilliers
Réservations (partenariat Réduc’snes tarifs réduits aux syndiqués Snes mais sur réservation impérative) : 01 48 33 16 16
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