Dans ce conte publié en 1773 dans la correspondance littéraire et repris en 1798 sous le titre De l’inconséquence du jugement public de nos actions particulières , Diderot fustige la versatilité de l’opinion et les dangers du jugement public sur les actions humaines.
Le conte commence par la promenade, un jour d’orage, de deux amis. Ils discutent de la triste histoire du Chevalier Desroches et de son épouse Madame de la Carlière. Après avoir quitté la carrière de magistrat pour les armes il s’était réfugié, blessé, chez une jeune veuve, Madame de la Carlière, dont il était tombé amoureux. À la veille de leur mariage celle-ci l’avait averti devant leur famille et leurs amis qu’elle ne saurait supporter une éventuelle infidélité. Il avait juré mais avait fini par la tromper. Elle avait tenu parole, quittant tout, l’abandonnant à la solitude et se laissant mourir. L’opinion publique commença par blâmer l’intransigeance de Madame de la Carlière mais au fur et à mesure que les malheurs s’abattaient sur elle, ce fut sur Desroches que s’acharna la vindicte publique.
Des deux causeurs de Diderot, dont l’un raconte l’histoire à son ami telle qu’il la connaît, tandis que l’autre alimente le récit des rumeurs qu’il a entendues, Hervé Dubourjal qui signe l’adaptation et la mise en scène, a fait un couple. Ce faisant, il complexifie la situation, d’autant plus qu’il faut inscrire le conte dans le théâtre. On a donc Elle et Lui narrateurs, Elle et Lui jouant Le Chevalier et Madame de la Carlière, Elle et Lui discutant de la meilleure manière d’interpréter les personnages, Elle et Lui utilisant l’histoire pour marivauder et enfin Elle et Lui imitant la foule versatile. Pour alimenter ces situations, le metteur en scène a réalisé des emprunts à d’autres textes de Diderot, dont sa correspondance (note amusante, Madame de la Carlière était le nom de la mère de Sophie Volland) et même avec humour à une ou deux phrases de Jean-Jacques Rousseau extraites de la Lettre à d’Alembert sur les spectacles.
Le metteur en scène joue sur cet entre-deux. Elle et lui sont en costumes contemporains, mais ils peuvent puiser une touche XVIIIème siècle dans les vêtements posés sur des mannequins de bois dans un coin de la scène. Le paysage apparaît dans une toile peinte qu’ils déplient et feront disparaître quand la querelle de l’opinion publique l’emportera sur le récit.
Caroline Silhol et Hervé Dubourjal sont au service de la langue de Diderot, un maître dans l’art de dire les choses avec précision et simplicité. « J’ai de la vanité, je ne hais point mais je méprise facilement… On me blesse aisément et je saigne… Chevalier vous deviendrez tout pour moi mais il faut que je sois tout pour vous » dit Madame de la Carlière. Comme en peu de mots tout est dit. Tous deux excellent dans le passage d’un registre à l’autre. Elle, en robe rouge, est la narratrice qui semble connaître toute l’histoire, Lui sait bien des choses par la rumeur. Ils se glissent dans le rôle des deux personnages du conte, mais en deviennent les commentateurs dans une conversation où elle allonge ses jambes sur celles de son ami, quand ils ne se lancent pas dans le caquetage effréné de la foule prête à lyncher la victime du moment.
Aujourd’hui où la puissance des réseaux sociaux amplifie les rumeurs et les jugements rapides et simplistes, il est bon de réécouter la leçon de Diderot. Méfions-nous de l’opinion. Elle n’est fondée ni sur la réalité ni sur la raison, elle est le fruit des émotions et du regard porté sur les personnes jugées.
Micheline Rousselet
Du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 17h
Théâtre du Lucernaire
53 rue Notre Dame des Champs, 75006 PARIS
Réservations (partenariat Réduc’snes tarifs réduits aux syndiqués Snes mais sur réservation impérative) : 01 45 44 57 34
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