Dans ce seul en scène, ou presque, Mikaël Chirinian s’est plongé dans les eaux sombres des rapports familiaux, offrant la vision d’un enfant, Noël, dont le foyer est semblable à un navire dans la tourmente. Une famille aimante mais qui traîne une histoire empreinte de tragédies : le père arménien a un grand-père qui a été massacré dans des conditions atroces lors du génocide, la mère n’a pas dit à Noël qu’elle était juive car deux génocides dans la famille c’est trop. De plus le couple a dû quitter l’Algérie lors de l’indépendance et comme si cela ne suffisait pas, Noël a une sœur dont personne n’arrive à calmer les accès de violence furieuse qui la conduisent à tenter de se suicider régulièrement et à tout casser dans la maison. Cette sœur a offert en cadeau à Noël le livre Moby Dick. La folie obsessionnelle d’Achab semble y faire écho à la sienne et Noël souffre de l’absence de sa sœur internée comme le Capitaine Achab de son membre fantôme. La fable poétique devient alors l’ombre de la réalité.
La mise en scène d’Anne Bouvier, dont c’est la troisième collaboration avec Mikaël Chirinian, le travail sur la lumière de Denis Koranski et l’univers musical crée par Pierre-Antoine Durand font naître un univers poétique où à l’ambiance de la vie familiale se superpose le monde de la mer et de la quête de Moby Dick. Mikaël Chirinian joue tous les personnages et il est formidable. Changeant sa voix, il est Noël, son père grand amateur de westerns, sa sœur qui dit «Je vous aime mais je ne suis pas comme vous », sa mère qui tente de comprendre et de calmer sa fille, la grand-mère qui compense les chagrins en faisant des tonnes de pâtisseries. Il est aussi Ismaël le matelot narrateur de Moby Dick, une sorte d’ombre de Noël assistant impuissant à la tragédie familiale. Mais sur cette scène Mikaël Chirinian n’est pas tout à fait seul puisqu’il est accompagné d’une marionnette à taille presqu’humaine vêtue d’un pull et d’un pantalon de marin qu’il manipule. Il lui tourne la tête et elle le regarde avec ses grands yeux qui semblent tout comprendre, il l’assied et elle l’écoute ou il l’accroche au mur. Elle est Noël ou Ismaël, elle est spectateur ou acteur, bourreau ou victime. Elle accompagne Noël dans cette odyssée où il va apprendre à affronter ses démons pour les apprivoiser. Elle donne à la fois la distance et la proximité qui transforment ce récit intime en fable universelle. C’est magique et c’est beau.
Micheline Rousselet
Du mercredi au samedi à 19h30, le dimanche à 18h30
Théâtre Lepic
1 avenue Junot, 75018 Paris
Réservations : 01 42 54 15 12
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