Clément Hervieu-Léger a le goût des pièces peu connues du répertoire, surtout lorsqu’elles touchent à des questions actuelles. Après Le Petit-Maître corrigé de Marivaux en 2016, c’est L’École de danse de Goldoni qu’il présente cette année. Créée en 1759, la pièce fut un échec, retirée de la scène après seulement deux représentations. Écrite en vers, et jamais retranscrite en prose comme Goldoni avait coutume de le faire pour la publication de ses pièces, elle bénéficie ici d’une traduction en prose par Françoise Decroisette qui en révèle tout le comique, un peu sombre parfois, et toute l’actualité.
Nous sommes dans une École de danse à Florence dirigée par Monsieur Rigadon, aussi pingre que tyrannique. Ses élèves ont faim, rêvent d’art et se moquent un peu de son autorité en attendant un contrat ou pour les danseuses un mariage. Giuseppina est sa préférée mais est aussi convoitée par le comte Anselmo, dont la générosité financière est exploitée par Monsieur Rigadon. Survient un imprésario qui souhaite embaucher une autre des élèves. Le courtier Ridolfo lui vante Felicita qui plus tard avouera danser « comme une bûche » et se rêve plutôt en comédienne. Survient aussi la mère d’une aspirante danseuse, accompagnée de sa fille Rosalba, dont elle vante avec emphase le talent, seule possibilité pour elle de sortir de la misère en fait. Au milieu de toutes ces danseuses et des danseurs, avec qui elles ont parfois une relation amoureuse, tente de s’imposer Madame Sciormand, la sœur de Monsieur Rigadon, qui entend affirmer sa place de « sœur du Maître » et vouloir trouver un époux, pourquoi pas le courtier, lequel semble plus intéressé par la dot qu’elle lui fait miroiter que par sa promise. Les mensonges et les tromperies, dans ces situations où chacun croit avoir les cartes en main, sont une source de comique dont on se réjouit d’autant plus que les thèmes abordés sont d’une modernité surprenante. Les relations de pouvoir du Maître sur ses élèves, la marchandisation des artistes – on négocie Felicita comme une quelconque marchandise que l’on déplacera d’un endroit à un autre sans son avis – , la volonté des femmes de défendre leur place, d’être libres et cela ne concerne pas que les plus jeunes – il n’est qu’à observer la façon dont Madame Sciormand négocie son mariage affirmant « j’ai bien quelques rides, mais sous ma jupe je n’ai pas changé ». Hier comme aujourd’hui l’art est aussi affaire d’argent et de goût du public, Madame Sciormand se lamentant ainsi « la danse n’est plus ce qu’elle était ».
Pour sa mise en scène Clément Hervieu-Léger s’est largement inspiré du naturalisme de Zola, nous plongeant dans une atmosphère qui rappelle les tableaux de Degas. Bien que les tutus ne soient apparus qu’au XIXème siècle, il a choisi d’en vêtir ses danseuses pour souligner leur vulnérabilité. Nous sommes dans une salle de répétition avec son parquet et un escalier. Eric Ruf réutilise ainsi la scénographie du Misanthrope, barres d’exercice en plus, qui se joue en alternance. Quand la pièce commence, toute la troupe est réunie travaillant à la barre sous la direction de Monsieur Rigadon. Ils et elles ont ici travaillé avec une ancienne première danseuse de l’Opéra de Paris, Muriel Zusperreguy qui ne les a pas rendus danseurs professionnels, mais leur a enseigné les postures et les déplacements qui les rendent très convaincants. Il ne manque même pas un piano avec un pianiste Philippe Cavagnat habitué à l’accompagnement de cours de danse.
La pièce de Goldoni est une pièce chorale, donc admirablement adaptée à une troupe homogène comme celle de la Comédie Française capable de tout faire, jouer, chanter, mais aussi danser. Éric Génovèse, Florence Viala, Clotilde de Bayser, Loïc Corbery, Stéphane Varupenne, Noam Morgensztern, Claire de La Rüe du Can, Pauline Clément, Jean Chevalier, Marie Oppert, Adrien Simion, Léa Lopez et Charlie Fabert sont tous formidables. Il faut décerner une mention spéciale à Denis Podalydès qui incarne le Maître de danse, sans jamais danser lui-même, mais en se servant de ses mains comme de jambes particulièrement agiles, à l’instar de Charlie Chaplin dans La ruée vers l’or, atteignant des sommets de comique. Ce maître rapace, qui croit mener tout son monde finit abandonné par tous disant « Il ne me reste qu’à danser tout seul la gigouillette » tandis qu’explosent les applaudissements et les rappels dans la salle. Un triomphe !
Micheline Rousselet
Jusqu’au 3 janvier à la Comédie Française, Salle Richelieu, Place Colette, 75001 Paris – en alternance en matinée à 14h en soirée à 20h30 – Réservations et calendrier détaillé sur comedie-francaise.fr
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