Les images sont prises depuis des hélicoptères. Les pilotes scrutent le périmètre visé dans l’œilleton d’une caméra et sélectionnent celui ou celle qui sera la prochaine victime. Jeu vidéo ou réalité ? Réalité puisque ce sont les images d’une technique de guerre novatrice et que les personnes qui succombent sont les victimes d’une guerre plus que jamais aveugle. Ceux qui sont visés ignorent qu’ils vont périr sous des tirs puisque la menace vient de nulle part. L’intervention a lieu sous nos yeux. Celui qui filme est celui qui tue.
Lorsqu’elle a découvert ces images, Eléonore Weber a très vite su qu’elles seraient le matériau d’un film. Mais quand on est comme elle « fabricante d’images », comment imaginer qu’une caméra puisse être associée à une pratique guerrière. Les images dont s’est servie la réalisatrice proviennent de sites grand public ou de sites qui émettent des vidéos spectaculaires allant du gag aux catastrophes naturelles. Elles peuvent passer d’autant plus inaperçues qu’on peut aisément les assimiler à celles des jeux vidéo classiques dont sont friands les jeunes (ou moins jeunes) utilisateurs.
Quelle différence dorénavant entre les images d’un jeu vidéo et les images de guerre ? Les combattants perdent en route leur statut de héros. Ils sont anonymes tout autant que le sont les victimes. Comment le spectacle de cette guerre sournoise dont on ne devrait tirer aucune gloire peut être publié sur le web comme des trophées de guerre ?
Le film d’Eléonore Weber ne s’accompagne pas de commentaires guerriers. Elle n’utilise aucun autre matériau que les images. L’intention de la cinéaste était de tester le pouvoir de fascination de ces images qui ont des propriétés esthétiques indéniables. Sur le pilote de l’hélicoptère qui est le premier à les voir et sur les spectateurs avec cette charge d’ambiguïté qui fait qu’on peut les percevoir comme irréelles, non assimilables à des images de guerre puisqu’elles relèvent d’un regard appareillé, d’un œil-machine.
Le trouble s’intensifie quand un pilote interrogé dit qu’il a choisi ce métier parce qu’il aime piloter et voir le monde d’en haut, parce que les technologies de visionnage intensifient la brillance des images. Cette fascination qui place au second plan l’acte de tuer jette une interrogation de plus sur ces images de mort anonyme. La fascination qui s’empare des pilotes tueurs fait-elle partie intégrante de la mission ou bien a-t -elle un pouvoir distrayant qui pourrait éloigner ce nouveau guerrier qui n’est plus un combattant de la réalité de ses actes ? La brutalité des images de ces « pertes de vie » est-elle atténuée ou sublimée par la présence de la caméra et par sa parenté avec le cinéma. Les images rendent-elles compte de la violence réelle ou d’une mise à distance. Voir des morts reviendrait-il à ne pas voir la mort…
Le film d’Eléonore Weber qui est un tour de force et dont il faut souligner la virtuosité de la construction dramatique, l’équilibre narratif, est un signal d’alarme, le constat terrible d’un monde perverti jusque dans la mort aléatoire. C’est une œuvre audacieuse qui pourrait faire date dans la conception du cinéma de demain.
Francis Dubois
« Il n’y aura plus de nuit » Un film d’Eléonore weber. Sortie en salle le 16 juin 2021.
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
Des remarques, des suggestions ? Contactez nous à culture@snes.edu