Hyman P. Minsky (1919-1996) n’est pas l’économiste le plus connu. Il n’a pas eu le faux-vrai Prix Nobel d’Économie – il est décerné par la Banque centrale de Suède – et a été oublié pendant de nombreuses années, ces années de domination absolue du dit « néo-libéralisme », cette « orthodoxie » qui s’est imposée dans les années 1980. Elle reste hégémonique, notamment dans les manuels et les programmes d’enseignement, alors qu’elle est fondamentalement contestée par la réalité même de la crise systémique du capitalisme ouverte en août 2007. Le refus d’analyse se mêle à la volonté de ces économistes de maintenir leur pouvoir au mépris même de la réalité.
En quoi un auteur mort en 1996 nous intéresse ?
Se situant dans la lignée de Keynes, celui de « La théorie Générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie » – traduction française chez Payot -, Minsky souligne l’originalité des analyses keynésiennes particulièrement dans le chapitre 17 « Les propriétés essentielles de l’intérêt et de la monnaie » où est abordé le point de vue de la finance. Il se veut post keynésien dans un retour à la pensée originelle de Keynes. Minsky ne le reconnaît pas dans ce qu’ »il appelle « la synthèse néo-classique » qui enterre Keynes pour ne reprendre que des recettes et ainsi l’intégrer dans l’idéologie libérale. Il trouve chez Keynes de quoi alimenter conceptuellement ses propres théories qui ne se réduisent pas à un copier/coller de la Théorie générale. Keynes, comme Marx, sait alimenter la réflexion pour stimuler la pensée, donner des idées.
Sa référence continue à la « crise de 1929 » lui permet un regard critique sur le fonctionnement du capitalisme. Il réfute, à l’aide d’arguments théoriques et pratiques, l’hypothèse principale des économistes néo-classiques, l’idée de l’équilibre des marchés et son corollaire, l’autorégulation, qui fait de l’intervention de l’État une erreur théorique et pratique. Steve Keen, dans « L’imposture économique » (Éditions de l’Atelier) prolongera cette argumentation pour démontrer l’inanité de cette théorisation.
Cette hypothèse de l’équilibre est partagée par des économistes comme le Prix Nobel Paul Krugman qui, en conséquence, n’a pas de boussole pour appréhender les évolutions rapides du capitalisme. Il faisait confiance jusque là à la mondialisation qui « n’était pas coupable » – titre français de son livre publié aux éditions La Découverte en 2000 – pour, aujourd’hui, se convertir à la démondialisation sans analyse de la crise actuelle.
« Stabiliser une économie instable », première traduction en français, est une bouffée d’air frais, de l’oxygène nécessaire. Cette deuxième édition, parue après la mort de l’auteur, bénéficie d’une préface – qui est aussi une présentation des thèses de Minsky – datée de 2008 de Dimitri Papadimitriou et Larry Randall Wray. Le contexte d’ouverture de la crise financière et de la récession profonde qui allait suivre la faillite de Lehman Brothers le 15 septembre 2008 aux États-Unis donnaient une nouvelle vie aux théories de l’auteur. L’édition française est précédée par une préface due à André Orléans qui insiste sur la nécessité d’ouvrir l’enseignement aux théories autres que les néo-classiques. Une nécessité pour permettre aux étudiant-es de comprendre ce monde devenu de plus en plus illisible. Minsky insiste d’ailleurs sur les dangers qui se cachent derrière la profondeur des inégalités. C’est tout l’édifice de la construction démocratique qui pourrait s’écrouler.
La postface de Jézabel Couppey-Soubeyran insiste sur la lecture attentive de Minsky et la régulation des marchés financiers pour éviter les écroulements inscrits dans leur fonctionnement. L’instabilité est seule à même de combattre l’instabilité.
Cet ouvrage devient un ouvrage de référence à la fois pour découvrir Minsky et une ouverture vers d’autres horizons théoriques.
Le point de départ de l’argumentation de Minsky
La thèse principale porte sur le fonctionnement de l’économie capitaliste. Les facteurs d’instabilité sont endogènes au capitalisme. Ils proviennent de périodes apparemment stables dans lesquelles s’accumulent les contradictions provenant des interventions anti-cycliques de l’État et des autres institutions. Il applique cette grille à la finance pour démontrer l’instabilité permanente et mettre en garde contre l’implosion provenant de toutes ces politiques censées permettre aux mécanismes du marché de réaliser « l’allocation optimum des ressources », l’équilibre général.
Contrairement aux thèses néo-classiques qui voient dans les « chocs extérieurs » – par exemple le « choc pétrolier » en 1974-75 qui expliquerait la récession et la « stagflation » – la cause de la crise, Minsky cherche dans le mode de production, dans l’accumulation, dans les modalités mêmes de la finance, les causes endogènes – intérieures au système – des crises.
Il construit son argumentation en cinq parties : une introduction pour poser ses hypothèses, une deuxième sur l’expérience économie qui part de l’absence de dépression en 1975 alors que le monde entre dans une nouvelle période économique pour insister sur le rôle de ce qu’il appelle le « Big Government » pour embrayer sur la « théorie économique » et sur les « dynamiques institutionnelles » pour finir sur les « politiques qu’il propose », un programme de réforme qu’il faut considérer. Dans les chapitres, il aura fait l’histoire de l’émergence de l’instabilité financière pendant l’après guerre pour aborder les engagements financiers et l’instabilité, critiqué la « théorie standard », soit l’absorption de Keynes par les néo-classiques pour organiser une analyse post keynésienne.
La politique monétaire de la Fed conduite par Alan Greenspan est vue comme ouvrant la voie à l’avidité des marchés financiers, dans le contexte d’une déréglementation voulue et organisée par les États conduisant à la multiplication des produits financiers, à la « titrisation » sans limite justifiée par la théorie néo classique. Que dirait-il de la politique monétaire de Janet Yellen, présidente actuelle de cette institution ? La baisse des taux d’intérêt, le quantitative easing est vu comme une réponse au risque d’éclatement après le krach des bouses chinoises en août 2015, réponse conjoncturelle qui a aggravé les contradictions. La remontée, faible, des taux directeurs, n’a pas eu d’effets sur les marchés dopés à l’arrivée de Trump mais l’instabilité est renforcée par l’incertitude.
Le rôle des banques change dans le même temps. Elles deviennent de plus en plus centralisées, concentrées. Elle s’éloigne de la réalité vécue par les capitalistes, surtout les petits, devenant des « monstres » abstraits loin de toute possibilité de financement de l’économie. Minsky pense que ces banques internationalisées même si leur base reste nationale, est un facteur supplémentaire d’instabilité. Il prône un retour aux relations personnelles entre le banquier et ses clients pour limiter cette instabilité et combattre l’avidité des marchés financiers.
Il propose un modèle qui met en lumière les risques d’une crise financière profonde, systémique. Dans laquelle nous évoluons sans que les paradigmes ne changent. Il explique que toutes les politiques monétaires mises en œuvre favorisent ce qu’il appelle l’avidité des marchés et conduisent à la spéculation haussière sans limite et à la formation de « bulles » diverses – pour parler comme les économistes américains.
Pour parler autrement, la montée actuelle de tous les marchés financiers, à commencer par Wall Street, alimentée par des politiques monétaires pourvoyeuses de liquidité et d’endettement à bas taux d’intérêt – y compris des taux négatifs – provoque instabilité et incertitude. C’est un indicateur de l’explosion future et de l’incapacité des États à combattre la crise systémique faute d’une analyse de la réalité qui s’éloigne de toutes les croyances. C’est la leçon qu’il nous donne et qui n’a pas été retenue. L’accusation de pessimiste n’est pas loin. Accusation qui se retrouve comme un leitmotiv chez tous les tenants du libéralisme… Seront-ils toujours aussi béats lorsque Donald Trump appliquera ses promesses de libéralisation totale des marchés financiers ? Cette politique ne pourra qu’approfondir les causes de la crise financière qui vient…
L’instabilité de la stabilité
Il propose, comme Keynes, Schumpeter, Marx une macro économie dynamique qui insiste sur l’instabilité congénitale du mode de production capitaliste. Instabilité qui provient de sa flexibilité, de sa capacité à se métamorphoser, à se révolutionner. La différence avec Marx, c’est qu’il s’inscrit dans le capitalisme, à l’instar de Schumpeter, alors que Marx développe un point de vue révolutionnaire ce qui lui donne plus d’acuité.
Il propose, face à cette instabilité, de donner plus d’importance à l’État pour réguler le système. Il voit bien que les réalisations passées ne sont plus d’actualité. Elles proviennent des réponses à la crise des années 1930. Il faut en élaborer de nouvelles adaptées à la réalité actuelles du capitalisme.
Certaines de ses préconisations sont plus discutables, comme l’allongement de l’âge de la retraite ou sur la protection sociale – il faut tenir compte de l’absence de sécurité sociale aux États-Unis – mais là n’est pas l’essentiel. « La stabilité est déstabilisatrice » là est sa grande idée. Dans le monde d’aujourd’hui, c’est presque révolutionnaire…
Nicolas Béniès
« Stabiliser une économie instable », Hyman P. Minsky, traduit par André Verkaeren, révisé par Sébastien Charles et Aurore Lalucq, Les petits matins/Institut Veblen, 735 pages, Paris, 2016, 25 euros.
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