
Benjamin Schlevin (1913-1981), né Szejnman à Brest-Litovsk (en Biélorussie), arrive à Paris en 1934, un Paris marqué par les manifestations de l’extrême droite le 6 février 1934 – qu’il racontera dans son roman – et les réactions de la gauche en train de s’unir dans un contexte de montée du fascisme et du nazisme.
Fasciné par le petit peuple de Belleville qui ressemble dans ces années là, celles de l’entre deux guerres, d’un shtetl multicolore de yiddish aux accents différents, il décide de raconter ce Paris étrange, de ces Juifs venus d’une Europe de l’Est en ébullition. Le refus de la guerre d’abord comme la recherche d’un avenir moins sombre obligent à l’exil. Ils arrivent tous « gar di nor » – gare du nord -, pris en charge par les Anciens, petits patrons, en quête de main d’œuvre à exploiter dans leurs ateliers pour nourrir une faible accumulation du Capital. Le quartier du Marais est d’abord leur lieu de chute pour ensuite arriver dans les hauteurs de Paris, à Belleville. Ils partiront ensuite installer leurs ateliers de confection près des grands boulevard, au « Sentier ». Un Paris disparu englouti dans les transformations de la ville et de l’industrie. Il en reste quelques traces mais trop éparses pour rester des lieux de mémoire. La littérature donne à voir ce monde devenu fantomatique.
« Les Juifs de Belleville », publié en yiddish (1948) s’était un peu perdu. Joseph Stasburger, l’un des traducteurs avec Batia Baum, dans un avant-propos parle d’un « roman à l’histoire tourmentée » en retraçant les péripéties de publications bizarres – dues quelquefois à la difficulté de traduire le yiddish -, écourtées, transformées pour arriver à la publication publiée par L’échappée dans une collection qui porte bien son nom « Paris perdu » . Celui-là est gagné si on me pardonne ce jeu de mot facile.
Deux personnages, deux amis au départ de la saga, Beni et Jacquou – deux surnoms donnés par leur entourage parisien – servent de fil conducteur. Beni, débrouillard, veut « arriver », devenir riche. Il observe son patron, Joseph, marié à une jeune beauté qui s’effiloche, pour comprendre comment fonctionne le métier, la confection de sacs. Jacquou est engagé syndicalement et politiquement. La lutte des classes existe même vis-à-vis de patrons juifs qui ne manquent pas le dimanche de se mêler à leurs ouvriers. Une origine commune les unit. Jacquou veut aussi former toutes les générations, en référence à leur culture en créant une ligue culturelle, lieu de réunion et de discussion. Deux trajectoires illustrant les destins de cette communauté unie par une même langue qui disparaîtra malgré le fait que, après la guerre, perdurera une presse Yiddish.
L’invasion nazie porteuse de la Shoah terminera ces histoires dans la destruction et la mort. Comme partout en Europe.
La publication de ce récit, pas vraiment un roman, pas vraiment de l’Histoire, donne à lire d’abord une littérature ignorée, considérée comme mineure. Elle fait la preuve de sa vitalité. Benjamin Schlevin peint, la palette des mots donne l’impression de voir – je suppose que la traduction n’a pas dû être un long fleuve tranquille -, l’environnement comme les hommes et les femmes pour faire revivre une ville qui ne sait plus accueillir les autres populations, les autres cultures et perd ainsi sa capacité d’intégration en fécondant les différences.
Un Paris ouvert – il le restera jusqu’à Pasqua qui voudra fermer les frontières -, Paris de rencontres, Paris, la ville lumière dans tous les sens du terme.
« Les Juifs de Belleville » est au-delà de l’Histoire qui sert de toile de fond et des histoires individuelles et collectives, c’est une ode à Paris, à la liberté, à la fraternité, à la fusion de toutes les cultures. Un grand livre.
L’appareil critique de Denis Eckert pourrait faire l’objet d’un commentaire à part. Il faut saluer ce travail qui permet d’appréhender le contexte.
Nicolas Béniès
« Les Juifs de Belleville », Benjamin Schlevin, traduit par Batia Baum et Joseph Strasburger, postface et appareil critique de Denis Eckert, Éditions L’2chappée, collection « Paris perdu », avec le concours du CNL et de la Fondation pour la mémoire de ma Shoah
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