Lise Vogel, féministe américaine, s’était donné pour but, comme l’indique le sous-titre de son essai « Le marxisme et l’oppression des femmes », « vers une théorie unitaire », d’inclure les revendications féministes dans le corpus de la théorie marxiste. Elle se situe dans le courant – le livre est paru en 1984 – des « féministes socialistes » et base ses réflexions, notamment sur le travail domestique, la sphère de la « famille », sur le concept de la reproduction sociale. Beaucoup d’interrogations jalonnent ses recherches, interrogations souvent intelligentes et pertinentes qui n’ont pas encore trouvé de réponses. Sa conclusion n’est pas concluante, la théorie unitaire reste à construire.

Lise Vogel se sert des concepts de Marx, en particulier de la théorie de l’exploitation définie dans le livre 1 du Capital. Le salarié, la salariée vend, sur le marché, la seule marchandise dont il, elle est propriétaire sa force de travail en échange d’un salaire, qui a comme valeur d’usage de créer de la survaleur, du surtravail accaparé par les propriétaires des moyens de production. Le travail nécessaire vise à assurer la reproduction du producteur ou de la productrice. A partir de cette théorie, elle construit son concept de reproduction sociale, comment la classe ouvrière se constitue et se reconstitue pour continuer à générer de la survaleur pour les capitalistes. Concept qui l’amène à s’interroger sur la place du travail domestique. Elle analyse « l’oppression des femmes en terme de travail domestique et d’égalité des droits » (p. 288)1, en précisant : « le travail nécessaire a deux composantes (…) produire la valeur équivalente aux salaires [d’une part] (…) [et d’autre part] le travail non rémunéré qui participe au renouvellement – quotidien et à long terme – (…) de la classe ouvrière dans son ensemble. C’est ce que j’ai appelé la composante domestique du travail nécessaire ou travail domestique. » (pp 314-315).  Cette seconde composante a été ignorée, dit-elle, par Marx.

Quelques questions théoriques

Lise Vogel se revendique, avec quelques réserves, de la position d’Althusser dans sa lecture de Marx, notamment de sa fameuse « coupure épistémologique » que serait le livre I du Capital posé comme la théorie dégagée de l’Histoire. C’est une conception contraire au matérialisme historique qui suppose que les concepts fassent la preuve de leur capacité à comprendre la société. Marx et Engels, sensibles aux réalités de la société capitaliste, construisent de nouveaux concepts, des « abstractions réelles » pour répondre aux évolutions, aux transformations qu’ils constatent. Le premier volume des « articles du New York Daily Tribune » (1851-1852) le démontre à l’évidence. Ils prendront conscience de la première « globalisation » de l’économie faisant du capitalisme le monde de production de référence qui s’élargit au monde entier via notamment le colonialisme. Maurice Godelier, dans sa présentation des textes de Marx et d’Engels « Sur les sociétés précapitalistes » note que les premières notes de Marx proviennent d’un article, en 1853, au Daily Tribune sur l’Inde rédigé à partir des rapports envoyés à la Chambre des Communes par les hauts fonctionnaires.

L’avant-propos de la nouvelle édition du Livre 1 du « Capital », de Jean-Pierre Lefebvre qui argumente sur ses choix de traducteur est une véritable épopée des concepts forgés par Marx. Le traducteur fait œuvre d’historien, pas seulement de linguiste, montrant comment Marx travaille. Il révise sans cesse, jamais satisfait, toujours à la recherche de concepts adaptés à la réalité du capitalisme. La traduction de Joseph Roy, même révisée par Marx, a, d’abord une histoire que narre Lefebvre, ensuite a été revue par l’édition allemande qui lui a succédé. Le comprendre permet de lutter contre la sacralisation d’un texte. Il faut lire cette version du Livre 1, elle ouvre de nouvelles portes.

La « coupure épistémologique » a eu comme conséquence de reléguer les textes précédant « Le Capital » aux poubelles de l’histoire comme simplement des brouillons de cette œuvre magistrale.

Lise Vogel tombe dans le piège de la construction théorique séparée de la réalité, se suffisant à elle-même. Le marxisme dont elle parle dans le titre n’est pas défini, elle parle plutôt des « marxistes » qu’elle interroge sans trouver de réponse satisfaisante. Du coup, elle ne comprend pas la place de « L’origine de la famille…. » de Engels. C’est une réponse directe, mais sans le nommer, à August Bebel, à son ouvrage « La femme socialiste » qui n’a pas vraiment compris les idées de Morgan qui propose une description de la famille. Engels lutte, comme Marx (voir la critique des programmes de Gotha et d’Erfurt) contre la tendance du Parti Social-Démocrate (SPD) allemand de « faire bouillir les marmites du futur », en écrivant dans leur programme, que tout irait mieux sous le socialisme sans se préoccuper des revendications actuelles pour faire évoluer le sort de la classe ouvrière ou des femmes dans le cas de l’ouvrage de Bebel. Les débats, pour être feutrés, sont importants.

« Demain, on rasera gratis » n’est pas le propre de la pensée de Marx. En premier l’analyse du capitalisme et faire comprendre ce fonctionnement à la classe ouvrière pour qu’elle prenne conscience de sa place et son rôle, comprendre pour transformer, pour construire un autre monde, une autre société. Le capitalisme se révolutionne, il est nécessaire de forger de nouveaux concepts. Et un programme de transition partant des revendications actuelles pour déboucher sur le changement révolutionnaire de la société capitaliste.

Les revendications des droits de femmes, élément essentiel pour construire une société plus égalitaire, en font partie intégrante. Le projet socialiste ne peut en faire l’économie. La théorie et la pratique se combinent.

Nicolas Béniès

« Le marxisme et l’oppression des femmes, vers une théorie unitaire », Lise Vogel, traduit par Yohann Douet, Paul Guerpillon, Vincent Heimendinger et Aurore Koechlin, Editions Sociales.

Livres sous revue

Friedrich Engels et Karl Marx, « Les articles du New York Daily Tribune, volume 1 (1851-1852), des textes un peu oubliés et jamais publiés dans leur intégralité. Editions et traduction d’Alexia Blin, Yohann Douet, Juliette Farjat, Alexandre Feron et Marion Leclair. Editions Sociales, GEME

Karl Marx, « Le Capital, Livre 1 », ouvrage publié sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre, Editions Sociales, 2022. A lire et relire, surtout dans cette période de basculement.

Karl Marx, Friedrich Engels, « Sur les sociétés précapitalistes, nouvelle édition augmentée », Textes et présentation par Maurice Godelier, une histoire d’un concept – approximatif – et de l’anthropologie. E4ditions sociales.

1 Pour expliquer – justifier – la revendication d’égalité, elle fait référence au livre II du Capital, « Le procès de la circulation du capital », dans lequel Marx démontre l’égalisation des productions par leur transformation en marchandise via le marché, un processus de socialisation. Ce n’est pas utile d’une part et c’est une confusion de niveaux théoriques.


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