Le jazz est une musique ni sérieuse ni légère, ni savante ni populaire. Elle se refuse à toute caractérisation facile. La philosophie et le jazz sont restés étranger l’une à l’autre. Peut-on, dans la littérature existante, trouver des soubassements théoriques qui permettent d’appréhender le jazz ? Joana Desplat-Roger s’y essaie dans ce condensé de sa thèse qu’elle a intitulée « Le jazz en respect. Essai sur une déroute philosophique ». Un titre qu’elle explique : le jazz tient en respect la philosophie. La philosophie, les philosophes se sont tenus loin du jazz, ne sachant comment l’aborder. Sartre et sa métaphore de la banane, Derrida et son refus de considérer le jazz tout en l’aimant… bref le jazz organise une sortie de route, un empêchement faute de trouver les concepts adéquats pour le définir et le situer dans une théorie de l’esthétique.

Elle passe aussi en revue les caractérisations politiques, le lien Free Jazz/Black Power, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Carles et Comolli, qui déterminent une partie de la construction du jazz. Les revendications de dignité comme de la libération, de l’émancipation sont présentes dans la musique. « Black Lives Matter » – les vies noires comptent – s’impose aussi dans cette grande musique noire. Mais ces analyses en vogue dans les années 1960/70 ont eu tendance à mettre entre parenthèses la recherche d’une théorie de l’esthétique, un champ philosophique justement.

Theodor Adorno, lui-même compositeur, a beaucoup écrit sur la musique. Sa « Théorie de l’esthétique » est restée inachevée. Le hic, la haine – la virulence de ses écrits méritent ce qualificatif – qu’il entretient pour le jazz allant jusque le juger « nazi », « fasciste ». Christian Béthune, sur la base d’une réfutation de ces allégations, avait commencé à faire bouger l’édifice pour intégrer le jazz dans une théorie de l’esthétique. Il en avait posé des prolégomènes, sans aboutir. Les lacunes permettent de pouvoir avancer disait Adorno cité dans la conclusion de l’ouvrage.

Elle interroge les concepts, les catégories d’Adorno, au-delà – ou en deçà – de sa détestation du jazz. Elle fait surgir l’image du clown qu’elle trouve dans la « Dialectique négative » pour faire de la « déroute » une manière de créer de nouvelles voies.

Elle arrive à des prémisses d’une théorie de l’esthétique du jazz. Jusqu’à présent, cette théorie n’a pas su comment intégrer cette musique. Elle propose d’appréhender l’unité des contraires, soit les contradictions, leur exacerbation, leur tension qui se résolvent dans le mouvement même de la création. La dialectique très souvent soulignée tension/détente comme celle entre contraction/décontraction et attention/lâcher-prise sont présentes mais, dit-elle à la suite d’Adorno, la plus importante est celle entre le populaire – la tradition – et le moderne. La nouveauté – par exemple le dodécaphonisme chez Schoenberg – ne peut servir de système clos, une partie de la conception musicale se doit d’inclure le passé, la tradition pour nourrir la contradiction qui se traduit par le mouvement. L’œuvre d’art doit en elle-même et pour elle-même être révolutionnaire. Le Free Jazz, raison, sans doute, pour laquelle il reste pour certains « inaudible » possède cette dimension. Ainsi se trouvent dépassés deux versants de l’analyse, la politique et la musicologique. comme le disait Julio Cortazar : les deux faces de la médaille ne se rencontrent jamais mais, faut-il ajouter, la pièce de monnaie existe liant dialectiquement les contraires.

Une réflexion nécessaire qui permet aussi de dépasser le racisme, la couleur de la peau ne peut se traduire par la couleur de la musique…

Nicolas Béniès

« Le jazz en respect. Essai sur une déroute philosophique », Joana Desplat-Roger, Editions MF, collection Répercussions.


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