Du carton, banalité amazonienne (au sens de la forêt brésilienne comme à celui d’un géant du colis), Eva Jospin a fait un extraordinaire matériau de sculpture et d’architecture. La dernière proposition de l’artiste plasticienne au nom qui l’expose dans un ailleurs qui brouille les pistes, nous plonge dans le rêve humain de la construction. Au Palais des Papes d’Avignon, palais gothique entre château fort et cathédrale, l’exposition Palazzo fait dialoguer la pierre multiséculaire avec le carton multicouche. Une conversation entre noblesse et roture ? Grossière erreur car le carton façonné par Eva Jospin peut rivaliser avec la dignité de la pierre taillée.

Cette œuvre insolite fait entrer la nature au cœur de l’architecture en un double sens. D’une part, en créant des édifices de carton, matériau provenant des arbres, édifices qui empruntent leur splendeur à ceux de l’histoire comme le Palais des Papes lui-même ; d’autre part, parce que l’artiste se plait à sculpter des forêts cartonnées où les enchevêtrements de troncs, de branches, de lianes sont tels que l’on a du mal à ne pas croire que cette (fausse) végétation n’a pas poussé là, toute seule, comme une jungle épaisse et souveraine.

Dans la Grande Chapelle aux voûtes hautes et croisées, l’œuvre Côté cour côté jardin met en scène ce dialogue mystérieux entre architecture et nature : d’un côté un théâtre antique à colonnades, de l’autre un entrelacs de branchages comme un envers du décor. C’est comme si l’inconscient de l’architecture était la forêt ; comme si en élevant des édifices, l’humain essayait de « faire forêt »… Mais Eva Jospin dépasse et sublime la confrontation. Elle nous donne à voir une sorte d’« archinature », un éloge de l’élévation, édification selon un modèle naturel de verticalité et de composition : l’arbre est colonne avant les temples grecs, frondaisons et canopées sont des superstructures servant de maisons à moult populations dont celle des oiseaux.

L’humanité, elle, est plutôt absente du travail de la plasticienne mais c’est seulement sa figure qui manque car son œuvre la dessine en creux comme bâtisseuse. L’architecture est trace de l’humain et celle d’Eva Jospin est trace d’une humaine singulière qui a remplacé avec audace le burin par le cutter. Que du carton ? On a du mal à y croire même en scrutant les couches et en y reconnaissant la structure bien connue de nos emballages quotidiens ! On voudrait toucher pour bien s’assurer que ce n’est pas de la pierre tant cela paraît taillé, poli, dur comme du calcaire ou du marbre.

Dira-t-on trivialement qu’Eva Jospin nous bluffe ? Que nenni, son art est simplement aussi ambitieux qu’humble : « A l’intérieur du Palais, je vais essayer de créer un parcours qui va épouser au plus près l’architecture, afin d’instaurer un vrai dialogue entre les œuvres et la structure du bâtiment, notamment dans la grande chapelle où l’on a pu revoir les espaces. En fait, tout le parcours sera ponctué par des œuvres pour certaines vraiment monumentales, et par d’autres au contraire beaucoup plus petites, l’idée étant de laisser au visiteur la possibilité d’admirer autant les fresques que mes œuvres. » Plus qu’un dialogue, un jeu de miroirs, une série de mises en abîme : celle de la nature dans la matière venue des arbres, celle de l’architecture dans l’inscription des édifices de cartons au sein d’un palais de pierre. Un dépassement discret et vertigineux du dualisme nature-culture.

Vertige du lieu, de la création et des renvois. Grandeur du monumental, puissance du détail. Cela se confirme aussi sous le plafond à lattes du Grand Tinel, salle de festin du Palais, qui mesure près de cinquante mètres de long sur dix de large. Là, sous une couverture de bois, le jeu de l’artiste semble avoir été de déjouer elle-même son art en abandonnant le carton fait du même matériau que la boiserie du plafond pour en adopter et magnifier un autre, le fil de soie – ou fil de soi pour suivre le jeu de piste de l’artiste. On est alors sidéré par les trois immenses broderies de dix mètres de long chacune sur lesquelles courent des motifs végétaux ou minéraux, ou autres. C’est La Chambre de soie que l’artiste avait conçue, dessinée et fait réaliser en Inde par l’atelier Chanakya de Mumbai à l’occasion de la collection Dior Automne-Hiver 2022-2023 au Musée Rodin. Manière de changer de langage sans changer de discours car la soie, c’est encore un matériau naturel.

Le voyage imaginaire se poursuit à travers les autres œuvres. Autres fictions possibles comme Nymphées ou Cénotaphe ou encore Empirée, une suspension géante et aérienne dans la cheminée de la cuisine et bien sûr la Forêt Galeria, signature de l’artiste.

Il vous reste deux mois pour vivre cette exposition unique en son genre. Mais comment, il faut prendre le TGV pour voir Palazzo ? On peut y aller à vélo si on habite Villeneuve-lès-Avignon, juste le Rhône à traverser !

La démesure intimiste de l’art d’Eva Jospin s’accorde fort bien avec l’ironie de ce décentrement culturel…     

Jean-Pierre Haddad

Palazzo, Eva Jospin, Palais des papes, Avignon 84000 ; du 30 juin 203 au 7 janvier 2024.

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