Le 4 août 2020 j’étais à Beyrouth, à quelques mètres de la grande explosion. Quelques instants avant la déflagration, un sifflement a retenti. J’ai couru me cacher au fond de l’appartement loin des fenêtres. Le souffle a emporté mes lunettes, ce qui m’a plongé dans le flou. Mais à part cela, je n’avais aucune égratignure. Je me suis retrouvé dans le chaos entouré de personnes blessées. J’ai réalisé que je n’avais aucune notion de secourisme. Je ne savais ni réanimer un être humain ni recoudre une blessure profonde. Or je faisais partie des rares personnes qui, physiquement, pouvaient venir en aide. Mais la connaissance et le savoir-faire me manquaient cruellement. Mes diplômes en art et mon bagage musical n’étaient d’aucune utilité. En d’autres mots : je ne servais à rien.

Je me suis souvenu de l’expression que j’ai entendue au début de la crise sanitaire : les métiers utiles. Pendant 20 ans j’aurais donc pratiqué un métier inutile. En temps de crise on remet en question nos fondements. J’ai choisi de devenir musicien et aujourd’hui, dans une société en détresse ou lors d’une situation extrême, cette décision n’est plus valide.

Mais pour qui mon métier est-il soudainement devenu inutile ?

Un jour un être humain a empilé deux pierres. Il les a longuement contemplées. C’était le premier acte inutile de l’histoire de l’humanité. Sans aucun intérêt. A part peut-être celui d’attiser la curiosité de son congénère. Depuis, ces successions d’actes inutiles ont forgé notre monde.

En quoi la culture dans le monde actuel est-elle utile? Le malaise de la société moderne est tel que des métiers comme le mien sont devenus superflus. Être artiste est un luxe que seuls les pays développés peuvent se permettre. Et encore… Dans le paradigme consumériste, lorsque je génère de l’argent le Grand Capital me considère utile. Mais lorsqu’il n’y a plus personne pour acheter des places de concert, je ne vaux plus rien? Est-ce donc cela la notion d’utilité? Ma valeur marchande?

Mon savoir et mon savoir-faire sont donc devenus caducs. Et cerise sur le gâteau, je suis incapable de sauver une personne blessée, de planter des tomates ou même de réparer un évier. Ma seule et unique fonction aurait donc été de divertir. D’amuser la classe moyenne de l’ancien monde qui autrefois avait les moyens de payer 15 euros.

J’ai noué mon t-shirt autour de la blessure de mon amie pour ne pas qu’elle se vide de son sang. Je l’ai aidée à marcher jusqu’à l’hôpital car la voiture était éventrée. J’ai su garder mon sang-froid en ce moment apocalyptique. Est-ce grâce à mon métier ?

Quelques semaines après l’explosion je suis en mesure de proclamer : mon inutilité est nécessaire. Contrairement à la science, qui se veut rationnelle et constructive, l’art et la musique en particulier est émotionnelle et désordonnée. Un pseudo-désordre qui nous permet d’outrepasser le corps et la matière. Des émotions qui, sans être nécessairement spirituelles, nous transcendent, élèvent le musicien et l’auditeur loin des structures rigides et monolithiques du tissu social moderne. La musique permet aux uns et aux autres de s’émanciper. Elle court-circuite nos neurones afin de nous accorder une nouvelle perspective. Elle panse les âmes blessées comme aucun médecin n’est capable de le faire, propose un voyage dans le temps qu’aucun scientifique ne peut reproduire. Comme le dit si bien Nietzsche : « Nous avons l’art afin de ne pas périr de la vérité ».

De plus, chercher à me reconvertir en médecin ou autre métier utile que je respecte et j’admire ne servirait à rien. Sans musique, je serai probablement un marginal, un homme dénudé de toute fonction, un être sans vie qui erre sans but précis, à part celui de survivre machinalement : un être réellement inutile.

Ce contenu a été publié dans Annonces de concerts, culture, Danse, littérature, Philosophie, Poésie, Politique, sociologie par Nicolas Beniès, et marqué avec Arabofolies, IMA, Soulèvements. Mettez-le en favori avec son permalien. Modifier


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