Gilles Perret culture/évènements

Ce film, que nous présentons par ailleurs dans l’Us-Mag de novembre, et en pages cinéma de ce site (voir notre article et celui de Francis Dubois) arrive à un moment particulièrement important, avec des choix en matière de Sécurité Sociale comme de santé publique toujours bien peu débattus dans le pays en dehors de spécialistes et du Parlement [[Avec un PLFSS en cours de discussion à l’Assemblée nationale, le dernier du quinquennat, bien loin des espoirs de 2012 tant en matière de réduction des inégalités sociales de santé que de mise en œuvre d’une grande politique de santé publique.]], alors que les remises en cause de la protection sociale solidaire sont nombreuses [[Dans un contexte où les désengagements de la Sécu sur les soins de base -ce qui est appelé le « petit risque »- se sont accentués, masqués par une prise en charge globale des soins par la Sécu toujours autour de 75% du fait de l’accroissement des « maladies chroniques » remboursées presque en totalité]].

Comme le soulignait Frédéric Pierru, l’un des intervenants filmés par Gilles Perret [[Frédéric PIERRU, sociologue, chercheur en sciences sociales et politiques au CNRS-CERAPS (UMR 8026), membre du comité de direction de la Chaire santé de Sciences Po Paris, du Haut Conseil de la Santé Publique… auteur notamment de « Hippocrate malade de ses réformes » (2007 – Ed. Croquant), « L’hôpital en réanimation » (2011 – Ed. Croquant), co-auteur du « Manifeste pour une santé égalitaire et solidaire » avec notamment André Grimaldi, Didier Tabuteau… (2012 – Odile Jacob), ‘L’hôpital en sursis idées reçues sur l’hôpital’ (10/2012 – Ed. Cavalier Bleu),… et de nombreux articles (www.cairn.info/publications-de-Pierru–20268.htm)]], à l’occasion d’un récent colloque public  »Pour une santé égalitaire et solidaire ! », participe de ces remises en cause de la Sécurité sociale, la généralisation d’une  »complémentaire santé d’entreprise » [[au 1/1/2016, suite de l’ANI de 2013 ]] qu’il considère comme une des pires décisions inégalitaires du quinquennat[[Intégralité du colloque accessible en vidéos sur le site de l’université de Nanterre : pour tout ce qui concerne https://webtv.u-paris10.fr/videos/nomade-v2-pour-une-sante-egalitaire-apres-midi-ok/ »>la protection sociale, du service public de santé, des inégalités sociales et territoriales d’accès aux soins. Sur le site de la Ligue des droits de l’Homme, présentation générale du Colloque http://www.lasociale.fr/ »>le site du film ), chacun peut contribuer à faire programmer  »La sociale » dans sa commune et à l’organisation d’un débat avec l’équipe du film (et les nombreuses organisations qui le soutiennent).

ENTRETIEN AVEC GILLES PERRET, À PROPOS DE « LA SOCIALE« 

1) Comment as-tu décidé de travailler sur le sujet de la sécurité sociale, sujet difficile car technique, et quelque peu mis au placard quant à son histoire incroyable ?

Gilles Perret culture/évènements
Gilles Perret culture/évènements
On ne peut pas dire que la question de la sécurité sociale envahisse les débats politiques dans les campagnes électorales, alors que cela nous concerne tous, de la naissance à la mort. La santé est un des sujets principaux de préoccupation des Français. C’est donc triste que la question soit oubliée. Moi je suis arrivé à cette question par Les Jours heureux, mon film précédent, qui a fait parler de lui et qui a tourné en France avec cinq cents soirées-débats et 80 000 spectateurs. On s’est alors rendus compte qu’une immense partie des spectateurs ignorait tout de la sécurité sociale, alors que c’est la mesure phare du CNR. La Sociale est un des films les plus compliqués que j’ai fait. L’idée c’était de rendre intelligible, à visage humain, une institution qui est vue comme une véritable usine à gaz dont personne ne comprend franchement le fonctionnement. C’était ça l’enjeu et c’était difficile à envisager.

2) Est-ce que les spectateurs parlaient de la sécurité sociale lors des débats autour des « Jours heureux » ?

Oui, ils en parlaient car ils ont conscience qu’elle fait partie de leur quotidien. Malgré les campagnes de discrédit, autour du trou de la sécurité sociale, la sécurité sociale a un capital sympathie très important dans la société française. Le problème du CNR c’est qu’on s’est arrêté à un moment où le vœu était formulé de la mise en place de la sécurité sociale, mais il n’y avait absolument rien de rédigé quant à sa concrétisation et sa forme exacte. Donc, dans les débats, je n’allais pas plus loin que cela, je ne connaissais pas l’histoire de la sécurité sociale plus que tout un chacun. Et quand on met le nez dedans, on apprend plein de choses ! Le public des avant-premières actuelles arrivent en disant qu’ils connaissent déjà la question, mais en fait ils repartent en ayant beaucoup appris.

3) Qu’est-ce qui te paraissait le plus important à faire connaître au sujet de la sécurité sociale?

Il fallait s’éloigner des chiffres, sinon on est sur le terrain des experts, des économistes, au lieu d’être dans une question politique et dans le débat de société. Il ne s’agissait pas de faire un film de journaliste, mais de redonner la dimension politique de la sécu : comment, tous ensemble, on se protège mutuellement ? Il fallait donner l’esprit de la sécurité sociale et montrer comment ça marche. C’était un film compliqué à faire, parce que moi-même je ne savais pas ce que je voulais montrer au début. Et puis, quel était l’état d’esprit général dans lequel les spectateurs devaient sortir du film ? Si les spectateurs sortent en se disant que c’est égalitaire, que ça coûte moins cher, que ça a des conséquences sanitaires favorables sur l’ensemble de la population, c’est gagné. Quand on parle de la sécurité sociale, on entend que c’est un trou, que ça coûte cher, que ça ne marche pas, qu’il n’y a que des fainéants. Je voulais montrer l’inverse. S’il y a une ambition, c’est bien celle-là !

4) On a le sentiment que tu revivifies, avec tes films, un passé militant porteur d’espoir et bâtisseur d’égalité sociale, dans un monde où l’on entend sans cesse qu’il faut se résigner et qu’on ne peut pas faire autrement. C’est ta lutte à toi contre un présent assombri ?

Oui, je revendique cette part d’optimisme et de rupture avec le pessimisme ambiant. Tout est fait pour nous faire croire qu’il n’y avait pas d’autres alternatives et qu’on n’y peut rien. Dans tous mes films il y a de l’optimisme. D’autant plus dans La Sociale, car on ne peut pas nous opposer que cela ne marche pas économiquement. Dans le dogme actuel, on entend des chiffres sans cesse, les économistes sont à la manœuvre, le libéralisme est porté aux nues, le marché est dit efficace, la concurrence est présentée comme formidable puisque ça fait baisser les prix. Alors que la Sécurité sociale, c’est l’exemple inverse. Il s’agit de montrer que quand on veut, on peut, quand on se met tous ensemble, c’est possible, c’est possible de contrer les lobbys (ce n’était pas facile en 1945) et cette histoire s’est faite par le rapport de force. C’est quand on impose des choses, qu’on fait avancer la société, dans l’intérêt général.

La volonté optimiste me guide pour tous mes films. Je ne veux plus entendre « ce n’est pas possible, on n’y peut rien, vous rêvez… ». J’ai trop travaillé avec les anciens résistants et avec les plus optimistes d’entre nous pour céder à ce discours fataliste, parce qu’eux sont l’incarnation du contraire. Si nous on ne peut pas, on ne peut pas compter sur des gens de quatre-vingt-dix ans qui mettent toute leur force dans la bataille jusqu’au bout, donc on n’a pas le droit de céder au fatalisme.

5) Comme dans tes cinq films précédents sortis en salle, que nous avons tous présentés et soutenus dans les publications du SNES, tu as réussi à trouver un personnage représentatif du sujet traité, qui est à la fois une sorte de guide, de « fil rouge » du thème traité, qui donne aussi un ancrage, une dimension humaine à l’approche documentaire en l’articulant avec le vécu, l’histoire personnelle et singulière de cette personne. Depuis « Walter, retour en résistance », puis avec Stéphane Hessel ou Raymond Aubrac, ce sont à chaque fois des personnages ayant joué un grand rôle historique. Comment as-tu réussi à trouver ce militant cégétiste, Jolfred Fregonara, qui, outre son passé de premier président de CPAM en 1946 en Haute-Savoie, est encore aussi impliqué dans la réflexion pour préserver une Sécurité sociale solidaire ?

Ce n’était pas si facile de faire venir Stéphane Hessel au plateau des Glières, parce qu’il était inconnu quand nous l’avons invité. J’avais vu son nom dans l’appel de 2004. C’est après mon film Walter ou le retour en résistance qu’il a écrit son livre, dont on connaît le succès.

Jolfred est décédé début août. Il est un fil conducteur formidable pour le film. Je n’y croyais pas de trouver un personnage comme ça car j’ai beaucoup cherché. Et lui était carrément responsable de la Caisse de Sécurité sociale en Haute-Savoie ! C’est un militant qui m’a envoyé vers lui. Jolfred avait été très actif comme militant. Il avait vu tous mes précédents films et on s’est tout de suite compris. Il s’est donné à fond pour le film, avec beaucoup d’enthousiasme.

Quand je l’ai emmené à l’EN3S (École Nationale Supérieure de Sécurité Sociale), il a fait un tabac, les jeunes étaient très émus, ils ont ri et ils ont appris plein de choses, car ce n’est pas le discours officiel de l’EN3S. Dans le film, les jeunes qui viennent dire qu’ils ne sont pas là par hasard sont ceux qui sont le plus sensibles à cette question. Cela prend le contrepied du discours qui dit que les jeunes ne s’intéressent plus à rien. Deux jours avant ce rendez-vous, Jolfred m’a appelé pour dire qu’il ne se sentait pas bien : en fait, il avait peur, se disait qu’il allait être face à des pointures administratives, pensant qu’il ne pourrait pas répondre à toutes leurs questions. Lui-même était dans l’idée que maintenant ce serait devenu très complexe et qu’il ne serait pas à même de répondre. Quel bonheur qu’il soit venu quand même ! Des élèves étaient étonnés d’entendre que c’est la CGT qui a mis tout ça en place, car ce n’est pas comme ça qu’on leur a raconté l’histoire. Jolfred les a beaucoup marqués.

6) Ton film ne renonce pas au didactisme, et c’est sa grande force. Penses-tu qu’il faille aujourd’hui réinvestir l’éducation populaire ?

La notion d’éducation populaire, comme période j’aime beaucoup, mais pas la connotation « on est au-dessus du lot et on va éduquer le peuple qui ne sait pas s’éduquer lui-même ». Mais je suis sur que la défense de la Sécurité sociale passera par la connaissance, par la pédagogie. C’est pour ça que je fais des films. Didactisme ne veut pas dire chiant. Il faut trouver les formes cinématographiques qui rendent intelligibles les parties didactiques. Moi je travaille ainsi : mêler informations, analyses, rire, tout ce qui permet de faire digérer les informations. Je suis en opposition formelle avec les journalistes qui font du documentaire.

Photo de tournage à Lyon avec Michel Etievent
Photo de tournage à Lyon avec Michel Etievent

Avec François Ruffin, on est d’accord pour dire que ceux qui veulent savoir, ils le peuvent (on lit la presse etc). On sait qu’une minorité de gens s’accapare toutes les richesses, qu’il y a des paradis fiscaux, que l’évasion fiscale c’est sept ou huit fois le trou de la sécurité sociale, les inégalités sociales, mais pourtant personne ne bouge ! Donc, ce n’est pas comme ça que la révolution est partie. Je suis persuadée que c’est par les affects que les choses restent dans la tête des spectateurs. Quand on est émus, bouleversés, choqués, cela donne une force plus combative que si on nous assomme d’une réalité pas forcément réjouissante. Les clés ne sont pas forcément techniques, mais elles sont dans la combativité, l’espoir et l’optimisme. Quand on veut, on peut. J’aime mieux travailler sur les affects, les sentiments, la colère, l’humour, la mise en opposition de témoignages qui prêtent à sourire ou à s’énerver. On fait des films pour le cinéma, donc on ne dit pas ce qu’il faut penser, on parle d’humain.

7) Justement, ton documentaire fait également la part belle aux émotions, à travers les témoignages de l’ouvrier de la CGT, Jolfred Fregonara, au début du film ou de la fille d’Ambroize Croizat. Penses-tu que les émotions soient des vecteurs d’apprentissage au cinéma et en art en général ?

Oui, il faut bien essayer quelque chose. On a tous les éléments pour décrypter les mécanismes à l’œuvre, ce qui se passe en ce moment est injuste et scandaleux et ça ne fait pas réagir les gens. Donc, oui, il faut essayer une autre piste, comme les affects et les sentiments, et par une forme plus cinématographique. Mais entre un film qui peut faire 100 000 spectateurs au cinéma ou France 2 avec François Lenglet, il ne faut pas surestimer notre influence. Mais il faut tenter quelque chose.

Ce qui est rassurant, c’est que malgré le rouleau compresseur idéologique, le crédit des journalistes, notamment journalistes de télévision, n’est pas très bon. Ils déroulent des évidences, mais la population française ne les croit pas beaucoup, tout le monde ne prend pas le journal de TF1 pour argent comptant. Il y a des gens qui vont se renseigner sur Internet. Mais malheureusement beaucoup de sites d’extrême droite raflent alors la mise.

8) Y a-t-il eu des démarches pour que tes films puissent passer à la télévision ?

Oui, on essaie, avec Rouge Production, de trouver des co-productions avec des chaînes de télévision. C’est ce qu’on avait fait avec Les Jours heureux : la région l’avait co-produit et il était passé sur France 3 national… à minuit. Plus je fais des films, plus l’étau se resserre : on se méfie de moi et des thèmes politiques que je veux traiter. La région Rhône-Alpes a soutenu Les Jours heureux avant L.Wauquier mais maintenant c’est fichu ! Quand on a déposé ce film à France 3, Clémence Coppey – directrice des documentaires – a répondu que la création de la Sécurité sociale n’est pas assez importante dans l’Histoire de France pour être diffusée à l’échelle nationale. Elle est la femme du président de Vinci Autoroutes je crois, donc les préoccupations sociales, ce n’est peut-être pas son fort. La télévision c’est compliqué à cause de mes thèmes, mais aussi parce qu’on ne se comprend pas avec ces gens-là. Mais c’est pénible car on touche du monde par la télévision. Ce n’est pas une histoire de snobisme de ma part ! C’est la télévision qui ne veut pas de mes films. Et c’est censé être le service public ! France 3 se charge des thèmes plus historiques. Quand on dépose les films, ils nous regardent avec un petit sourire, « c’est bon, on a compris ». On a compris quoi ? Il n’y a pas d’erreurs historiques dans mes films ! Ces gens sont déconnectés de la question sociale. Sous prétexte d’objectivité, ces gens-là déroulent leur pensée, alors que quand je fais un film, on s’empresse de dire que c’est un film militant et donc on ne m’écoute plus. Ce n’est pas parce qu’on parle des ouvriers (ils sont tout de même six millions en France !) ou des questions sociales qu’on est militant. Ces thèmes-là concernent beaucoup plus de monde que la success story des start-up ! En tant que réalisateur, je suis victime de cela. Faites venir n’importe qui à mes films, ils seront touchés ! Dans mon entourage, il y a des gens de droite qui viennent voir mes films et qui en sortent contents. Je n’ai aucun problème pour discuter avec des gens qui n’ont pas la même pensée politique que moi.

Mais il faut être optimiste, parce que le CNR on en parlait pas, mais il y a eu le livre d’Hessel [[« Indignez-vous » en 2010]], Les Jours heureux ou Walter, retour en résistance, et maintenant les manuels d’histoire ont intégré cette histoire là. Mais quelle énergie ! Tout comme notre lutte contre la venue de N. Sarkozy aux Glières qui voulait se réapproprier le lieu, avec une centaine de journalistes à ses pieds, et ça passe sur toutes les chaînes. Nous, il nous a fallu cinq à six ans de débats, d’explications pour mettre en perspective sa politique par rapport à celle du CNR. Mais il ne faut pas laisser tomber.

9) Comment travaillez-vous avec les spécialistes – qui apportent la dimension didactique – comme Colette Bec, Michel Etievent, Bernard Friot, Frédéric Pierru ?

Culture/entretien G. Perret
Culture/entretien G. Perret
Je lis leurs livres avant. Chacun est dans son registre finalement. Plus on travaille en amont, plus on sait ce qu’ils vont dire dans le film. Colette Bec a un regard de sociologue-historienne assez modéré sur la question. Avec Frédéric Pierru j’ai beaucoup travaillé en amont, car j’avais besoin d’éclaircissement sur des points précis. B. Friot a déroulé sa pensée, et je me débrouille après au montage. La Sociale est un film très travaillé en amont. On a étalé le montage sur six mois. C’était un film compliqué à monter pour avoir quelque chose de limpide et simple. Il fallait de l’émotion et de l’information. La sécurité sociale, c’est très compliqué ! Cette complexité a d’ailleurs éloigné les assurés de ce système. Si on avait respecté ce que Croizat voulait, à savoir une seule caisse, ce serait plus simple. Au moment des élections, les gens se déplaceraient si elles existaient encore.

10) Quelques séquences sont particulièrement savoureuses et éclairantes sur la situation d’aujourd’hui, les dangers, et la vigilance à avoir pour le futur de la protection sociale solidaire en santé.
10.1 Celle avec le Medef et son président aux anges, écoutant Kessler, était-elle recherchée ou produit du hasard du tournage au bon moment ?


Non, ce sont des archives à eux, j’ai trouvé ces image sur le site du MEDEF. P. Gattaz n’avait jamais le temps de nous rencontrer – il a le temps pour ce qu’il veut. En interview avec lui, ça aurait même été moins bien – il aurait défendu la Sécurité sociale parce qu’il se serait tenu. Alors que là, ils sont entre eux et ils sont caricaturaux !

10.2 Pendant la séquence avec l’écrivain-historien Michel Etievent dans le bureau du Ministre du travail (qui fut celui d’Ambroise Croizat), l’arrivée du ministre F. Rebsamen était-elle totalement inopinée ? En tout cas, ses propos répétés montrant que selon lui santé et travail n’ont rien à voir sont assez édifiants ! Que vous inspire également le fait que F. Rebsamen ignore tout de Croizat et notamment son passé d’ouvrier et de militant CGTiste (le seul de la IVème République) ?

J’avais demandé une interview de F. Rebsamen qui m’a été refusée, on n’avait même pas accès au bureau. Finalement la veille, l’autorisation de filmer dans le bureau nous a été donnée. Voyant son sac dans la pièce et sachant qu’on était mercredi (donc jour du conseil des ministres), j’ai dit à mes collègues qu’on allait faire traîner le tournage pour l’attendre. Il débarque donc en étant pris à froid sur la question. Mais il nous a vraiment pris de haut et a balayé la question. Qu’un socialiste déclare que le seul personnage de 1945 soit Charles de Gaulle, c’est lamentable ! Il fait l’impasse sur l’histoire de son propre parti à la fin de la guerre, qui était partie prenante du CNR. F. Rebsamen est révélateur de ce qu’est devenu le parti socialiste aujourd’hui, à savoir un parti de notables, déconnecté des questions sociales et qui n’incarne plus rien. Moi ça m’arrange des séquences comme ça : ça en dit sur ce qu’est devenu la « gauche ». Le chef de cabinet et la directrice de la communication m’ont menacé, m’ont interdit d’utiliser les images, m’ont fait culpabiliser en disant que je ne respectais pas le contrat alors qu’ils mettaient le bureau à notre disposition. C’était assez violent. Mais c’est la force de l’indépendance (alors que France 2, France 3 ne pourraient pas faire ça) : nous, on en a rien à faire de ne pas pouvoir retourner au Ministère ou à l’Élysée. L’indépendance était une force.

Quand Croizat apprend qu’il est Ministre du travail, sa femme est au lavoir. Je ne suis pas sûr que la femme de F. Rebsamen était au lavomatic quand son mari devient ministre ! Croizat est le seul Ministre du travail qui a connu la misère ouvrière. Et il crée la sécurité sociale, mais oublie lui-même de se soigner (il meurt jeune).

Anne Gervais
Anne Gervais
10.3 La séquence avec Anne Gervais, hépatologue à Bichat, dénonce les coûts exorbitants de nouveaux traitements, qui ne sont pas vendus selon leurs coûts réels. Pourquoi avez-vous décidé de l’interroger ?

Je cherchais un médecin de l’hôpital public qui soit capable de parler de ce qu’était devenu son métier et la Sécurité sociale. Au bout de deux minutes, on avait compris qu’on parlait la même langue.

11) Des historiens progressistes estiment que, si le rôle politique d’Ambroise Croizat est occulté dans la mise en place de la Sécurité sociale, celui de Pierre Laroque, artisan de la concrétisation mais aussi en amont vrai co-concepteur du projet de sécurité sociale, est très minoré dans ton film ? Est-ce que cela a entraîné des réactions spécifiques de spectateurs lors des déjà nombreuses avant-premières ?

Je sais d’où vient cette idée. J’ai une séquence entière consacrée à Laroque et à son parcours. Le parti pris de donner la fil conducteur à Croizat tient au fait que sa vie est totalement romanesque. Et ils ne sont pas issus du même milieu social. Laroque est aussi quelqu’un de formidable, et je ne crois pas qu’il ait été dévalorisé dans le film. À partir du moment où on veut faire une épopée un peu romanesque, le parcours de Croizat m’intéresse davantage. Il y a une fascination pour Laroque chez Colette Bec, qu’on voit bien dans le film. Quand on regarde le parcours de Laroque, on s’arrange pour dire que c’est un gaulliste. Certes, mais c’est un gaulliste qui s’oppose à De Gaulle sur la Vème République en 1958, un gaulliste qui s’est sacrément opposé à De Gaulle quand ce dernier a voulu morceler la sécurité sociale en 1967. On lui laisse l’étiquette de gaulliste, comme ça on sous-entend que c’est De Gaulle qui a créé la sécurité sociale, ce qui est quand même une belle arnaque historique, mais on oublie de dire que Laroque s’est opposé à De Gaulle toute sa vie.

Jolfred Fregonara accueilli à l'Ecole de la Sécurité Sociale à St-Etienne
Jolfred Fregonara accueilli à l’Ecole de la Sécurité Sociale à St-Etienne

Donc si on parle de Laroque, on dit tout ! C’était quelqu’un de bien, qui de surcroît n’a rien fait pour être mis en avant, car quand il était interrogé, il disait sans cesse que sans Croizat il n’aurait rien pu faire.

12) Le nombre d’avant-premières est vraiment sans précédent ! Quels sont les relais ? Quelles sont les réactions des jeunes ?

Nous avons déjà fait des projections scolaires, comme auparavant avec Les Jours heureux. Les jeunes sont pris par la force de conviction des témoignages, les projections se font avec un niveau d’écoute admirable. Les professeurs sont les premiers surpris. Sur La Sociale, nous avons fait trois projections. L’écoute est super, d’autant que la Sécurité Sociale, ils en bénéficient, c’est le quotidien. Donc les vieux qui disent que les jeunes ne s’intéressent plus à rien, ne font plus de politique, disent des bêtises ! Les jeunes sont plus réceptifs sur les questions de solidarité et de partage que les vieux eux-mêmes ! Quand on est organisés en société, la question est : qu’est-ce qu’on met en commun ? qu’est-ce qu’on fait des impôts prélevés ? Quand tu dis que la sécurité sociale c’est mettre une partie de notre salaire en commun pour se protéger les uns les autres, et bien ça leur parle. Les « vieux » aujourd’hui sont ceux qui sont partis avec la meilleure retraite et qui ont le plus bénéficié des avancées sociales, et ce sont eux qui ont voté à 80% pour Sarkozy, s’attaquant à la retraite et à l’esprit de 68 ! Bien sûr, ce ne sont pas les mêmes « vieux » qui viennent voir mes films.
Il y a eu beaucoup d’avant-premières en effet. Mais c’est un film qui va marcher par le bouche à oreille, car nous n’avons pas de budget de communication (nous ne sommes que quatre !). D’où la nécessité de ces avant-premières partout en France. Les responsables des salles de cinéma ont vu que le film avait du succès, donc ils demandent que je vienne pour des débats lors des avant-premières.
Des collectifs se sont créés autour des Jours heureux, comme à Rennes, où ils ont fait venir beaucoup de monde pour des débats. Le film est donc resté trois mois à l’affiche ! Tous les dimanches soirs, il y avait des débats et la salle était pleine. Ce qui serait super c’est que des collectifs naissent ainsi autour de La Sociale.

13) Pouvez-vous nous parler de l’affiche, sorte d’allégorie de « La Sociale » ?
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Certains détestent cette affiche, car ils trouvent que cela fait publicité pour mutuelle. Et d’autres la trouvent super car elle ne laisse pas indifférent (son concepteur est le graphiste Pascal Colrat). L’idée était d’attirer l’œil, qu’on ne sache pas trop ce que c’est. Si on avait fait une affiche en noir et blanc représentant Ambroize Croizat, on n’aurait pas eu beaucoup d’écho ! On veut raconter que la sociale ça marche, que c’est jouissif, que cela ne s’adresse pas qu’à des vieux, et que c’est issu d’un combat. On voulait montrer un personnage combatif, suivi des personnages historiques en noir et blanc. Ce dont je me suis rendu compte, c’est qu’à partir de l’affiche, les gens ont envie de voir de quoi ça parle. Ce n’est pas évident de trouver une affiche pour ce film là ! On vise un public de non-initiés, on voulait sortir des réseaux militants.

Entretien réalisé pour le Snes et l’US-MAG le 3/10/2016 par Doriane Spruyt et Philippe Laville.

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