Avec cette nouvelle création de qualité, Gérard Gelas reste fidèle à ses engagements indéfectibles pour les droits et libertés, à sa conception du théâtre que nous avions évoqué avec lui dans un entretien à l’occasion des 50 ans du ‘’Off” dont il fût le concepteur en 1968 avec André Benedetto… après avoir créé le Théâtre du Chêne Noir 1 an plus tôt, en 1967 (entretien publié dans l’Us-Mag d’octobre 2018 et dans les « pages culture » qui précédèrent ce blog sur le site du Snes). Une longévité exceptionnelle pour un lieu qui fourmille encore d’innovations et d’engagements artistiques et sociétaux avec une équipe de salariés et de bénévoles qui se renouvelle tout en assurant la continuité d’une politique théâtrale permanente ambitieuse, au-delà des périodes festivalières, en particulier avec les jeunes scolaires et les habitants des quartiers populaires.
10 ans avant notre entretien, nous avions salué la création par Gérard Gelas (1) de « Confidences à Allah » d’après le roman de Saphia Azzeddine, témoignant déjà de l’oppression des femmes et de leur quête de liberté. « Confidences à Allah » fut magistralement interprétée par l’actrice Alice Belaïdi qui obtint plusieurs prix à cette occasion dont le Molière de la révélation théâtrale 2010. Elle avait découvert le théâtre au Chêne Noir puis fréquenté ses ateliers de création alors qu’elle était scolarisée en collège à Avignon au début des années 2000. Elle alors poussé son père, Mouloud Belaïdi, à écrire pour le théâtre. C’est ainsi qu’il a récemment écrit le texte de la pièce Asia après avoir raconté à Gérard Gelas la terrible histoire réellement vécue par une femme au Pakistan : Asia Bibi, mère de 3 enfants, travailleuse agricole analphabète, condamnée à mort en étant accusée de blasphème pour avoir avoir bu l’eau d’une source qui lui était interdite du fait de son appartenance à une minorité chrétienne… lui coûtant presque 9 années de prisons et de ténacité avant d’être enfin acquittée et extradée en 2019 vers le Canada, après divers soutiens au niveau international dont sa nomination comme citoyenne d’honneur de la ville de Paris en 2015.
La mise en scène théâtrale nous place dès le début et pendant toute la représentation dans la (les) cellules sordides où la jeune actrice Pauline Dumas interprète avec beaucoup de force et d’émotion le rôle d’Asia, sans un temps de repos en dehors des bruits de claquement de grilles métalliques de prison qui résonnent comme des salves de kalachnikov. Le public est aussi captif de cette description poignante, mais jamais trop longue : pas un bruit dans la grande salle comme si chacun retenait son souffle ! L’émotion est prégnante dans la remémoration alternant des souvenirs de moments d’espoir et ceux insupportables, terrifiants, avec le désespoir prenant le dessus, les deux dimensions se superposant parfois comme le souvenir agréable de la visite en prison d’un avocat qui la soutiendra dès le premier jugement, puis du ministre des minorités qui ouvrira sa maison aux enfants d’Asia aux côtés de sa famille, dont les gardiens lui apprendront avec délectation l’assassinat, tout comme celui du gouverneur de la région ensuite, pourtant musulman pratiquant, mais voulant que soit abolie la peine de mort et la notion de blasphème. Il était venu plusieurs fois la soutenir en prison en organisant même une conférence de presse dans le bureau du directeur, où Asia découvre qu’une journaliste française est en pleurs en écoutant son histoire… ce qui la met mal à l’aise car elle ne veut pas être la cause de souffrances. Le texte de Mouloud Belaïdi la fait d’ailleurs s’excuser souvent « mon histoire est triste mais c’est la vérité ».
En dehors de la brève apparition de l’auteur à la fin du spectacle, habillé en militaire venant ouvrir la grille de la prison après l’annonce de l’acquittement, il n’y a pas une seule autre présence sur scène ni autre parole que celles prononcées par Pauline Dumas, mais le texte et son interprétation sont d’une telle qualité qu’on a l’impression de voir les différents personnages évoqués, de ressentir le bonheur de vivre d’Asia dans son petit village malgré la pauvreté et l’analphabétisme, l’absurdité et le dégoût des violences qu’elle va subir avant et après son emprisonnement, le soulagement que lui procurera Aïcha une prostituée qui obtiendra un changement de cellule pour soigner Asia en lui insufflant un courage durable après le refus de soin du commissaire l’ayant emprisonné se contentant de lancer compresses et désinfectant dans la cellule… ses angoisses pour son mari ayant été obligé de quitter son emploi et de se cacher, le bref moment de bonheur avec la visite de ses filles avant d’apprendre l’assassinat du ministre qui les hébergeait…
En un peu plus d’une heure, défilent sans pesanteur, 9 années de douleurs, d’espoirs, de renforcements aussi de capacités de résistance d’Asia au contact des rares visiteurs – dont l’un citera même Einstein dont elle n’a évidemment jamais entendu parler – et par la télévision évoquant sa défense à travers le monde… même si ce sera par les injures des gardiens qu’elle en aura l’écho… Une prouesse de mise en scène et d’interprétation à découvrir vite.
Philippe Laville
Théâtre du Chêne Noir
8bis rue Ste-Catherine, 84000 Avignon
Représentations d’Asia à 19h45 chaque jour; 11 autres spectacles sont accueillies simultanément, pour la plupart en coproduction avec le Chêne Noir, qui reprend aussi une création de Julien Gelas -fils de Gérard et co-directeur du Théâtre depuis 2019, par ailleurs musicien renommé- portant un regard décalé sur « Le petit chaperon rouge » en héroïne des temps modernes à faire hurler de rire grands et petits (à partir de 6 ans).
Réservations : www.chenenoir.fr ou 04 90 86 74 87
(1) Pour en savoir plus sur Gérard Gelas et l’aventure du Théâtre du Chêne Noir : « Saltimbanque – Gérard Gelas ou le théâtre de l’inconfort », André Baudin (préface de Philippe Caubère), Ed. L’Harmattan, 11/2016
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