Le réel n’existe qu’entre le symbolique et l’imaginaire, d’où son théâtre !

En 2012, le Théâtre La Cité crée ce festival ancré à Marseille pour mettre en dialogue art, politique et société. L’évènement se veut un « festival du présent » dont l’objectif est « d’écrire le réel », à entendre comme le décrire au mieux, le décrier quand il faut, le faire crier quand il est injuste. Vision d’un théâtre engagé, partagé, inventif et pluriel. C’est tous les deux ans mais ça dure deux mois ! De fin mars à fin mai, pas moins de 70 représentations dans 23 lieux marseillais, salles de théâtre ou autres, comme un centre hospitalier ou une libraire. Théâtre, poésie, danse, sciences, littérature, cirque, bande dessinée, arts de la rue pour tout décloisonner et faire sauter les verrous, faire se rencontrer les citoyens, comédiens, artistes, scientifiques, publics.

Dans cet océan de culture vivante, deux îlots de réel rencontrés au Théâtre de La Joliette : À la Ligne et Tijuana.

Deux pièces dont le dénominateur commun est de faire surgir sur scène la réalité du travail à la chaîne, la condition ouvrière avec son lot de souffrances physiques, morales et symboliques.

« À l’abattoir, j’y vais comme on irait à l’abattoir. » Cet exergue du spectacle À la ligne tiré d’une adaptation du roman éponyme de Joseph Ponthus (La Table Ronde, 2019) résume parfaitement le malheur du travailleur d’un abattoir, usine de production de viande animale qui du lieu d’élevage où elle est encore sur pattes, se retrouve dans nos assiettes d’une façon que l’on croit miraculeuse. Ne nous y trompons pas, À la ligne ne raconte pas une partie de pêche à la ligne, un dimanche au bord de l’eau… La ligne, c’est la chaîne de production avec ses cadences, son abrutissement et son épuisement du corps et de l’âme du travailleur. Julien Pillet qui a adapté le roman reconnaît lui-même qu’en ouvrant le livre de Ponthus, il entrait dans un monde inconnu. Non ! La condition ouvrière avec ses pires effets n’a pas disparu ou été effacée par le tertiaire et l’informatisation. Elle a simplement été invisibilisée ! C’est tout le mérite de cette mise en scène d’André Michel de la montrer non pas de façon faussement réaliste (le théâtre fictionne toujours ce qu’il touche) mais à travers le seul en scène d’un intérimaire. Il enchaîne des missions qui l’enchaîne à la chaîne de production d’abattoirs ou d’usines d’agro-alimentaires… Julien Pillet qui assume également le jeu, parvient à tout faire sentir, vivre et penser de la condition sociale et psychique de son personnage sans faux-semblants compassionnels ni misérabilisme. Son jeu est à la fois « vrai » et poétique. Dans le décor blanc d’un possible atelier de découpe animale, costumé comme un gladiateur déchu ou ridicule, il mime très exactement les gestes répétitifs et aliénants qui poursuivent le travailleur jusque dans ses nuits et son repos hebdomadaire. Mais heureusement, il reste toujours quelque chose d’humain chez le travailleur transformé en bête de somme ou en prolongement de la machine, et le personnage trouve encore l’énergie de chanter et de croire à des chansons comme L’Été indien Joe Dassin ou Que Je T’Aime de Johnny adressée à sa « femme-amour ». Gageons que la Compagnie d’Ici Demain garde l’espoir !

Si À la ligne nous fait sentir de l’intérieur la condition du « travailleur enchaîné », Tijuana, venu de loin, nous la fait vivre de l’extérieur, comme un documentaire subjectif, immersif, intrusif. En effet, le comédien Lázaro Gabino Rodríguez endosse le bleu de travail d’un pseudo Santiago Ramirez, ouvrier d’usine payé au salaire minimum  (mexicain) et travaillant douze heures par jour. Son projet : expérimenter ce salaire minimum durant six mois. Mais vivre au minimum, c’est dur quand on vient de la scène et de la capitale. Il tiendra cinq mois avant de redevenir celui qu’il n’a pas réussi à ne pas être pour devenir celui qu’il n’est pas. Sur scène, le comédien raconte ou parfois joue à l’autre en espagnol avec un sur-titrage noyé dans le bleu menteur d’une affiche publicitaire qui vante les mérites illusoires de la ville nouvelle de Tijuana, possible porte de passage vers un autre cauchemar doré aux États-Unis. On se souvient du livre Quai de Ouistreham de Florence Aubenas. La journaliste avait endossé le personnage d’une ouvrière de nettoyage sur les paquebots de tourisme pour raconter la condition de ces femmes qui ne prendront jamais le large. L’expérience a forcément ses limites car celui qui feint une condition pour un temps donné garde en lui une perspective ouverte et meilleure, chose que ses collègues n’ont pas. À la fin, Aubenas rentrait à Paris (non sans tensions) mais les travailleuses restaient sur le quai. Ici, c’est un peu pareil sauf que le comédien ne semble pas avoir révélé l’imposture à ses relations de circonstance… Sur le haut de la scène, suspendue, une banderole énonce : « La verdad tambien se inventa » / « La vérité s’invente aussi ». Est-ce une naïveté ? On aurait aimé que l’invention fut totale, que le projet d’expérience du comédien fut aussi une fiction et qu’ainsi la pièce devienne la confrontation entre deux types d’existence, deux conditions, celle d’ouvrier, prisonnier du réel et celle de comédien, multirécidiviste de l’évasion dans des rôles.

Jean-Pierre Haddad

7ème Biennale des Écriture du réel, organisé par le Théâtre de la Cité à Marseille. Du 20 mars au 25 mai 2024.

Informations et réservations : https://www.theatrelacite.com/biennale-7/


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