Imaginez un Ulysse vivant en pleine ruralité, terre glaise et famille taiseuse. Ce n’est pas l’appel de l’héroïsme qui le fera partir sur les mers bitumées du pays mais tout simplement l’envie de fuir cet ennui, spleen rural, vie de cul-terreux dans les cris d’une mère dépassée. Tant pis pour Pénélope qui avait fugacement illuminé la désolation du quotidien mais qui ne sera pas du voyage. Arrivé à MégaVille, Ulysse trouve la guerre sous la forme de la galère. Survivre en ville, dormir, manger, bosser sont des combats sans héros. De galères en traquenards, cet Ulysse sans gloire dérivera sans fin et sans jamais penser à retourner vers sa baraque natale, au village du silence. Odyssée sombre d’une existence emprunte de noirceur.

Tout cela nous plongerait à notre tour dans un sombre ennui si ce n’était le fantastique travail combiné de trois artistes mettant leurs talents respectifs au service d’un genre d’oralité très singulier, le « spoken word ». Bizarre de parler de « mot parlé ». Pléonasme ? Non puisque la plupart des œuvres pour la scène sont écrites et souvent très écrites, dans une langue écrite où même les dialogues sont parfois trop écrits et sans cris. Mais là, c’est autre chose, les mots choisis, dits en même temps que chantés ou slamés par Christophe Tostain sont des gestes percutant les oreilles et les neurones de nos sensibilités, des personnages dont nous suivons les péripéties dans des phrasés qui s’entrechoquent, mots gueulants ou caressants, enroulés en volutes d’une fumée chargée en particules toxiques. La basse électrique et omniprésente d’Alexandre Simoni a aussi son phrasé. Sa partition distille un rock tantôt planant, tantôt strident, le « spoken word » se fait « spoken guitar ». Les images vidéos sur quatre écrans suspendus en fond de plateau, la console lumière et la voix de Lotus Choffel apportent la touche finale à la beauté noire du spectacle que nous propose La Compagnie du Phoenix. Mourir à chaque chose vécue et renaître à la suivante, c’est bien le destin du personnage de ce voyage poétique. Sombre intimité et extérieur nuit d’un poème de l’errance urbaine aux accents parfois politiques.

Un détail : alors que le chanteur au verbe scandé est chaussé, ses complices sur scène sont pieds nus… Le personnage a besoin de chaussures pour parcourir les kilomètres de sa marche erratique, pour avancer sur les chemins caillouteux de « spoken accidenté ». Mais ses musiciens qui rythment ses pas, doivent ressentir les vibrations du sol martelé par le « dériveur » – comme on parle de derviche tourneur, tant le récit nous entraîne dans une transe existentielle et une danse des mots : « à une fenêtre au-dessus de ma tête un être s’apprête à n’être plus. » De multiples aspects du désordre du monde sont évoqués, particulièrement celui de la précarité sociale et du travail ubérisé que subissent « les décapités du capital ».

Quand l’errance prend fin, la voix de Lotus Choffel, chant a cappella d’une lointaine Pénélope, s’achève sur un « je t’aime » sans que l’on puisse savoir s’il suffira à renouer le lien. Mais Dérives est un diptyque dont Zones d’Ombres est la première partie. Chacun peut tout à fait être vu séparément mais si on veut voir les deux, je conseille de commencer par le premier. À voir et à entendre dans tous les cas !

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off – Théâtre Artephile, 7 rue Bourg Neuf, 84000 Avignon. Jours impairs en alternance avec Le Mensonge du Singe du 7 au 26 juillet à 14h50. Informations et réservations : 04 90 03 01 90 et https://www.vostickets.net/billet?ID=ARTEPHILE&SPC=17489 Relâche les 13 et 20 juillet.

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