Dans le cadre du Festival Focus, rendez-vous de textes inédits ou de premières lectures, le Théâtre Ouvert prouve s’il en était besoin combien ce Centre National des Dramaturgies Contemporaines porte bien son nom et haut sa mission avec la présentation de ce travail en cours de Théo Askolovitch. Dans la continuité de 66 jours, ce jeune metteur en scène également auteur et acteur, prometteur en ces trois domaines, prolonge la mise en théâtre de la question de la réparation après un drame personnel. Zoé, mère de Sacha et Nola et épouse de Lucien, est décédée il y a dix ans mais la chronologie a peu à faire avec la psychologie des êtres de mémoire et d’oubli que nous sommes, pétris de notre passé tout en étant épris de présent et plus encore d’avenir. C’est pourquoi les personnages font des allers-retours dans leurs souvenirs, seuls ou ensemble en reconstruisant le passé, l’inventant parfois, le corrigeant aussi, le digérant en même temps.
Un deuil, ça ne finit pas. On en finit avec le décès d’un proche quand on peut enfin vivre avec le deuil. Ce qui est perdu est perdu, il ne faut pas s’offusquer que la formule s’applique aussi aux personnes et même aux êtres chers. Ici, le principe de réalité est salvateur et l’acceptation est un début de réparation, signe que la douleur se cicatrise. Paradoxalement mais très logiquement, la cicatrice est guérison mais aussi trace ineffaçable de déchirure, comme un parchemin archivé d’une ancienne blessure ; la lecture peut en être faite sereinement avec émotion mais sans effets tragiques. Il est clair que le deuil est fait quand le drame passé peut être évoqué avec plaisanterie. Nul humour de dérision, plutôt une façon tendre, rieuse et distancée de raconter de petites anecdotes survenues autour de l’évènement funeste.
Le sous-titre provisoire de Zoé, « Et maintenant les vivants », atteste la volonté de « passer à autre chose » ; autre chose que la tristesse et la lamentation, autre chose que la légitime mais stupide révolte contre les faits. Autre chose que la mort ? Donc la vie ! Après un décès, on dit toujours « la vie continue », si ça ne peut consoler dans l’instant c’est cependant une vérité fondamentale. Tout continue, la vie biologique et naturelle, celle sociale mais aussi la vie de l’esprit qu’il ne faut surtout pas délaisser ou abandonner aux passions tristes.
De la vie et de l’esprit, la mise en plateau de Zoé n’en manque pas. Quelle vitalité sur le plateau ! L’espace est balisé par des roses orange. Sans verser dans une symbolique florale un peu facile, il faut noter la subtilité de la couleur : entre le jaune et le rouge, l’orange signale le passage, la transition, un mélange réussi dans une douce tonalité comme un affect mixte entre la douleur de perdre une mère et la chaleur du lien familial retissé à trois.
Tout cela est admirablement bien écrit mais aussi joué par Théo Askolovitch dans le rôle de Sacha, fils et frère, ainsi que par ses partenaires, Mariloux Aussillou dans le rôle de Nola, fille et sœur, et Olivier Sitruk dans celui de Lucien, mari et père. Leurs échanges pleins d’émotions mais aussi de légèreté ou de gaité sont rythmés par des monologues plus graves. Il faut bien que chacun traverse sa douleur pour en sortir ou aider les autres. Les retrouvailles sur le plateau n’en sont que plus belles et plus utiles aux personnages qui refont famille sous nos yeux dans l’amour et les gentilles petites querelles. Ils peuvent alors évoquer des anecdotes drôles ou le rituel juif de la Shiva qui consiste à faire suivre le décès d’un proche par sept jours de deuil total : les parents du défunt ne doivent plus rien faire, pas même cuisiner, sortir ou changer de vêtements et demeurer ensemble sous le même toit. Ce peut être l’occasion de recueillement mais aussi de rigolades. Cela permet surtout de ne pas rester seul et au contraire d’approfondir ou refonder le lien familial dans sa dimension affective, mémorielle et symbolique. Pour autant, nul pathos ni revendications confessionnelles, la famille de Sacha est laïque, elle sait faire prévaloir le sens du lien humain sur tous les réflexes identitaires ou d’entre-soi.
Là où les religions de la Bible bercent les fidèles d’absurdes illusions comme celle de la résurrection des morts (imaginez la terre peuplée de zombies !), Théo Askolovitch nous propose plutôt une résurrection des vivants !
« L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » disait le plasticien Robert Filliou (1926-1987) proche du mouvement Fluxus. Cela ne minimise en rien son rôle. Que de l’art serve la vie, cette noble fonction se vérifie particulièrement avec la scène et ses généreux effets sur les vivants.
Un travail d’étape fort prometteur.
Jean-Pierre Haddad
Festival Focus # 8, du 14 au 26 novembre 2022. Création prévue à l’automne 2023
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
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