Une journée en 1973, dans un Centre d’aide sociale à New-York, hébergé dans un gymnase. Des mères célibataires, des personnes âgées perdues, des jeunes Noirs sortant de prison, des ex-junkies, des déficients mentaux, toute une humanité en proie à la grande pauvreté y défile. Face à eux des travailleurs sociaux coincés entre cette misère qui leur éclate au visage et les règles qu’ils doivent appliquer pour leur venir en aide, avec tout ce que la bureaucratie a pu inventer de plus kafkaïen.

Le cinéaste de documentaire américain, Frederick Wiseman, mondialement connu, avait réalisé Welfare en 1973. Il a proposé à Julie Deliquet, actuelle directrice du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, d’en faire une adaptation théâtrale. Il connaissait ses adaptations de film au théâtre et l’intérêt qu’elle porte aux questions sociales. Le film avait été tourné en 1973, au moment où la fin des trente Glorieuses signait le début de la montée du chômage et où les recettes libérales s’imposaient dans la sphère économique au détriment de la pensée keynésienne. L’intervention de l’État pour réguler l’économie et protéger les plus faibles était désormais considérée comme improductive et trop coûteuse. Le propos s’avère donc toujours d’actualité.

La pièce a connu un accueil mitigé à Avignon, mais la Cour d’honneur n’était probablement pas le lieu le plus adapté pour la présenter. Retravaillée et présentée au Théâtre Gérard Philippe de Saint Denis, elle connaît un grand succès avec une multitude de rappels.

Dans le décor d’un gymnase les « demandeurs » sont appelés les uns après les autres. Ils attendent leur tour pour expliquer leur problème, le chèque qui n’arrive pas, qui a été envoyé à la mauvaise adresse, le jeu de ping-pong auquel se livrent les différentes administrations qui les renvoient de l’une à l’autre. Ils sont contraints de partager leur intimité, le récit de leur vie aux yeux de tous. On leur demande d’attendre, d’aller chercher tel ou tel document – mais ils en ont déjà plein les mains et plein leurs dossiers – et ils ne peuvent plus attendre, éjectés de l’hôtel qui les abritait et sans la moindre ressource pour nourrir leurs enfants. Les échanges sont tristes, étranges, dramatiques, drôles aussi parfois et dépourvus de manichéisme. Le major noir chargé d’assurer un peu d’ordre et d’éviter les débordements est capable de jouer au basket avec un des jeunes demandeurs pendant la pause et de répondre avec un calme et une intelligence rare au racisme primaire d’un des « demandeurs ». L’un des employés s’oppose vivement à son superviseur qui bloque une demandeuse à qui manquerait un certificat médical dans les formes reconnaissant sa grossesse, alors qu’elle a fourni une multitude de documents, qu’on la voit enceinte jusqu’aux yeux et qu’elle s’effondre en disant qu’elle n’a absolument plus d’argent pour nourrir ses quatre enfants.

Dans cet océan de détresse, le ton monte parfois mais des moments de chaleur et d’empathie naissent aussi révélant l’humanité de ces hommes et de ces femmes face aux blocages de cette jungle administrative.

Julie Deliquet a su rassembler une troupe de quinze acteurs et un musicien, aussi communautaire et représentative du monde d’aujourd’hui que possible. Chacun ne joue qu’un personnage et la distribution est paritaire, racisée et intergénérationnelle. Tous sont formidables, perdus dans leur désarroi, résignés ou criant leur révolte et les spectateurs les écoutent fascinés.

Julie Deliquet a dit : « Wiseman m’a transmis son œuvre, son époque, sa nation. À moi d’en reprendre le flambeau et de faire que ces héros marginaux puissent trouver une légitimité sur les planches d’aujourd’hui en France, dans un spectacle universel, intemporel, tragi-comique et populaire ». Mission réussie haut la main.

Micheline Rousselet

Jusqu’au 15 octobre au Théâtre Gérard Philipe, 59 boulevard Jules Guesde, 92300 Saint-Denis – du lundi au vendredi à 19h30, samedi à 17h, dimanche à 15h – Réservations : 01 48 13 70 00 ou reservation@theatregerardphilipe.com

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