Pendant soixante ans Janké, comme l’appelaient ses étudiants, a correspondu avec son coturne à Normale Sup, Louis Beauduc. Tous deux ont été reçus à l’agrégation de philosophie, premier pour Vladimir, second pour Louis. Louis est resté au lycée de Limoges, Vladimir a voyagé et enseigné un peu partout. Très vite après la fin de ses études, Vladimir écrit un livre sur Bergson qu’il admire. D’autres suivront. Il parle de la vie et de la mort, du temps et de l’instant, de l’amour et de la musique. Il était d’ailleurs bon pianiste. Quand la guerre éclate, Vladimir est professeur à Toulouse, leur correspondance se poursuit en dépit des difficultés. Il est relevé de ses fonctions « Juif par ma mère, métèque par mon père (Russe), trop d’impuretés !». Rejoint par sa famille, il survit en donnant quelques cours particuliers, de tout, même d’orthographe qu’il « a assez bonne pour un métèque » et participe à la Résistance. Après la guerre il retrouve sa chaire à Lille puis à la Sorbonne et leur correspondance se poursuivra jusqu’à la mort de Louis.

Ce qui séduit le public qui se presse dans la petite salle du Lucernaire c’est la vie qui bouillonne dans ces lettres, l’énergie, l’amour de la liberté et aussi un style brillant et un humour ravageur. Les citations de Jankélévitch abondent sur les sites de philosophie. Qu’il s’agisse de décrire le service militaire avec la vermine qui pullule dans les lits et les méfaits du ronfleur dans une chambrée, d’ironiser sur Sartre en 1943 (« Encore un pour qui il ne se passe rien ») ou sur le monde germanopratin après la guerre (« La France est bien bas, mais elle a le Café de Flore que le monde entier nous envie ! »), il trouve un ton qui séduit. Proche de ses étudiants en 1968, il est dans les A.G et les manifestations mais déplore pourtant tout ce temps volé à la philosophie et il écrit avec une lucidité cruelle en 1975 « Il est temps de quitter ce monde. Place aux ordinateurs et au business ».

Théâtre : Vladimir Jankélévitch
Théâtre : Vladimir Jankélévitch

Sur la scène, Bruno Abraham-Kremer nous fait entendre ces lettres. Il les tient en main, semble parfois les lire ou s’adresser à son correspondant, marche, se tourne vers le public. Chaque lettre est datée, parfois un écho de l’histoire se fait entendre, le discours du Maréchal Pétain, celui de De Gaulle, les échos des manifestations de 1968. Deux personnes viennent ramasser livres et documents qui sont sur le bureau, rappelant le pillage de l’appartement parisien de Jankélévitch en 1943. Il fait vibrer la voix du philosophe et son émotion. Il rappelle qu’après la guerre il s’était intéressé à la question du pardon, avait milité pour l’imprescriptibilité des crimes nazis et n’avait plus voulu avoir aucune relation avec l’Allemagne, ses philosophes n’ayant pas eu un mot de repentir pour les crimes commis. C’est la lettre d’un jeune Allemand né après la guerre, une lettre qu’il dit avoir attendu pendant 35 ans, pleine de sensibilité, de douleur face aux souffrances créées par ses pères et d’empathie pour les victimes qui finalement le touchera et il en rencontrera l’auteur en 1981 peu avant sa mort. Bruno Abraham-Kremer jubile en nous transmettant la parole de ce philosophe brillant, que son intelligence n’empêche pas d’être pétri d’humour et d’humanité. Il nous le fait aimer et admirer et c’est un régal.

Micheline Rousselet

Du mardi au samedi à 19h, le dimanche à 15h

Théâtre du Lucernaire

53 rue Notre Dame des Champs, 75006 PARIS

Réservations (partenariat Réduc’snes tarifs réduits aux syndiqués Snes mais sur réservation impérative) : 01 45 44 57 34


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