Dans un entretien, Nasser Djemaï, l’auteur et metteur en scène de Vertiges, évoque ces cités où il a vécu enfant et leurs transformations avec la montée du chômage. On y trouve dit-il « des familles heureuses qui s’en sortent, d’autres qui doivent se battre pour survivre, d’autres enfin qui ont fait le choix de se murer dans une quête spirituelle et identitaire ».
Celle auprès de laquelle il nous emmène dans Vertiges est justement dans l’entre-deux, avec le fils aîné Nadir, marié et père de deux fillettes qui a une « belle situation », le cadet Hakim, chômeur qui fait du sport, traîne avec ses copains et la fille, Mina, qui travaille dans une maison de retraite. Le père est venu travailler en usine il y a longtemps et a emmené sa femme en France. Désormais à la retraite, il est malade et continue à rêver du bled, où il a planté un arbre pour chacun de ses enfants et où il continue à aller chaque année, tandis que sa femme et ses enfants ont tiré un trait sur ce pays auquel ils n’ont plus le sentiment d’appartenir.
Mais justement on ne tire jamais un trait définitif sur son passé et sur ses origines. C’est avec beaucoup de finesse que Nasser Djemaï nous introduit dans la vie quotidienne de cette famille, où règne un désordre très oriental en dépit de l’activité incessante de la mère qui range, plie le linge, s’active à la cuisine (excellente Fatima Albout). L’arrivée de Nadir, qui veut introduire ordre et rationalité dans la vie quotidienne, trier les médicaments et les ordonnances, ranger les factures, va perturber les habitudes et créer du désordre dans les esprits. Mais Nadir lui-même n’a pas tiré un trait sur ses origines, il y a des choses qu’il n’ose pas dire à sa famille.
Si Nasser Djemaï excelle à écrire les dialogues empreints d’un humour ravageur qui se nouent entre les membres de la famille (ce qui nous avait déjà régalés dans Invisibles sa précédente pièce sur ces vieux Maghrébins, les Chibanis, contraints de vivre en France une partie de l’année pour toucher leur pension de retraite), il n’oublie pas de donner à cette histoire une touche de conte oriental. Dans l’appartement divague une mystérieuse voisine, qui ne parle pas et qui, avant même que commence la pièce, passe sur la scène portant des seaux d’eau destinés aux rites mortuaires et allume ou éteint les bougies, telle un ange de la mort.
La mise en scène nous place dans le salon de la famille, mais des projections introduisent, avec discrétion, l’extérieur, les rêves et les cauchemars : grands ensembles, la mer qui sépare les parents de leur pays natal, des dossiers envahissant tout l’espace. Nasser Djemaï a surtout su s’entourer d’acteurs formidables pour tisser l’histoire de cette famille, orpheline de sa propre histoire, où chacun cherche son chemin mais qui reste soudée. On retient surtout Lounès Tazaïrt, déjà remarquable dans Invisibles , donnant au père toute sa complexité, patriarche plus très dupe de son rôle, qui s’accroche à l’idée du retour au bled tout en sachant très bien que derrière son dos on rit de lui, mais qui veut sauver les apparences car, sans elles, qui serait-il ? Issam Rachyq-Ahrad est très drôle en chômeur résigné qui ne s’intéresse qu’aux copains, au sport et à ce qu’on va manger ! Zakariya Gouram porte toutes les fêlures de celui qui a cherché à s’éloigner pour se construire en parfait Français.
On les regarde et on se sent si proche d’eux qu’on les aime sans retenue et c’est magnifique !
Micheline Rousselet
Lundi, mardi et vendredi 20h, le jeudi à 19h, le samedi à 18h, le dimanche à 16h. Relâche le mercredi
Théâtre des Quartiers d’Ivry
Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine
Réservations (partenariat Réduc’snes tarifs réduits aux syndiqués Snes mais sur réservation impérative) : 01 43 90 11 11
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