Rome, 30 septembre 1960. Abebe Bikila marathonien jusque-là inconnu passe en tête l’Arc de Constantin qui marque la ligne d’arrivée du marathon, avec deux cents mètres d’avance sur le favori. Premier athlète d’Afrique noire à obtenir une médaille d’or aux Jeux Olympiques, Abebe est un symbole puissance n. L’épreuve se déroule en plein contexte de décolonisation (Conférence de Bandung en avril 1955). L’Éthiopie n’a pas été colonisée comme ses sœurs africaines mais du 3 octobre 1935 à 1941, elle a été envahie par les troupes italiennes de Mussolini et nous sommes à Rome à la fin septembre. Son empereur Haïlé Sélassié déclara à l’occasion de la course : « Vaincre à Rome, c’est vaincre mille fois ». Nul doute qu’Abebe courait ce jour-là pour toute l’Afrique et au-delà… Quatre cinquièmes de l’humanité aux quatre coins du monde s’incarnaient ce jour-là dans le corps robuste mais fluet de ce berger éthiopien devenu marathonien aux pieds nus.

Comment rendre un tel évènement avec son contexte, comment restituer une époque, une ambiance dans une pièce de théâtre ? Comment articuler le point de vue d’une femme éthiopienne privée de son époux propulsé très loin du pays vers une gloire planétaire, avec celui de son entraîneur qui a tant œuvré à cette gloire ? Comment ajuster ces deux témoignages à un évènement sportif commenté « en direct » par un journaliste condescendant voire racialiste, trop occidental pour être impartial ? Enfin, comment rendre présente sur un plateau de théâtre une course à pieds de deux heures et quinze minutes et d’une distance de quarante-deux kilomètres et cent quatre-vingt-quinze mètres? L’adaptation théâtrale du roman de Sylvain Coher Vaincre à Rome (2019) par Thierry Falvisaner résout admirablement ces questions de méthode apparemment insolubles !

Dans le livre, tout cela tient dans le monologue intérieur du coureur pendant sa course même. Sur scène, tout cela est diffracté en différents espaces et temps qui finiront par se rencontrer sous l’effet de l’avancée de la course tendue vers l’arrivée triomphale de son héros. La mise en scène de Thierry Falvisaner qui interprète également le coach, est finalement simple et impressionnante à la fois : au milieu, le coureur tantôt actif tantôt corps au repos, joué par le danseur Timothé Ballo ; à jardin, l’épouse esseulée mais fière, jouée par Ganne Raymond ; à cour, le coach, sûr de sa stratégie : « courir caché » jusqu’à l’approche de la ligne d’arrivée ; en fond de scène à son poste de commentateur, le journaliste excité par l’évènement qui se dessine, interprété par Thomas Cerisola. Les kilomètres du Marathon deviennent un effet de mapping vidéo au sol : projection d’une bande de lumière mouvante qui passe autour de la batterie d’Adrien Chennebault rythmant aussi bien la course que les discours, les attentes que les rencontres. Abebe Bikila ressuscité court de sa foulée légère et inépuisable, volant au-dessus du bitume italien et des préjugés à la vitesse de défilement de la vidéo de Matthieu Etignard. Dans les lumières et les ombres de Simon Laurent, il se passe donc quelque chose en chaque coin de la scène à tour de rôle ou en simultané et cela nous met dans l’ambiance d’un événement planétaire ou « plateau » imminent hors normes ! Le spectateur devient un de ceux du 30 septembre 1960 massés le long du parcours éclairé à la torche ou agglutinés derrière les petits postes de télé de l’époque dont un exemplaire figure sur le plateau, mondovision d’un moment unique dans les annales de l’olympisme mais pas que… Si l’intime peut être politique, le sport est souvent ultra politique ; pour plagier Clausewitz, une compétition sportive internationale est la continuation de la politique par d’autres moyens

Ce jour-là, la performance d’un homme atteignit le niveau hautement symbolique d’une claque au racisme multiséculaire de l’Occident. Celle de la compagnie Théâtre Charbon est-elle à la hauteur ? Il serait vain de vouloir mettre en concurrence le réel et l’art qui n’a pour mission que de le rendre passionnant et intéressant en le transposant et questionnant. La pièce de Falvisaner est un peu comme une pièce de monnaie car elle a une seconde face, autre qu’artistique : elle est labellisée par Paris 2024, « Olympiade Culturelle ». Retenue à ce titre selon trois critères : partager la parole, partager le sens, partager l’histoire. Il est rare qu’un processus institutionnel rencontre à ce point la création artistique et sa critique. Oui, il faut aller voir Vaincre à Rome dans cet esprit de partage humain, éthique et politique ! De surcroît, pour sa haute valeur ajoutée esthétique !

« Un homme qui court peut-il changer le monde ? » interroge la femme de Abebe. Et le coach de répondre lucidement : « non ». Mais peut-on changer le monde sans changer de regards, d’idées sur le monde ?

Jean-Pierre Haddad

La Criée, Théâtre Nationale de Marseille, 30 Quai de la Rive Neuve, Marseille. Les 12 et 13 janvier 2024

Une création Avignon Off 2023. https://theatre-lacriee.com/programmation/evenements/vaincre-a-rome

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