« Avec la batterie on n’a pas besoin de l’instrument pour en jouer » dit en ouverture Adrien Lepage, personnage autobiographique de la pièce de Cédric Chapuis. L’auteur lui-même fut pris d’une passion pour la batterie à l’âge de neuf ans, bien avant de devenir vingt ans plus tard comédien et metteur en scène. Il n’est pas faux que la batterie commence avant la batterie : le cœur bat ; la main qui tapote d’ennui bat ; le pied qui bat d’impatience en donne la mesure !

Une vie sur mesure est une pièce très singulière puisqu’elle exige que l’interprète ait deux aptitudes très différentes : comédien ne craignant pas la solitude scénique et excellent batteur. Cette fois, le rôle échoit à Pierre Martin-Bànos qui entre France et Hongrie, a grandi parmi des proches musiciens. Attiré par la scène dramatique pour laquelle il s’était inscrit à des cours de déclamation, c’est tout de même la batterie qui a fait de lui un comédien. Fort de sa pratique musicale, il s’est en effet présenté à une audition en vue de la reprise de la pièce au Théâtre Le Public de Bruxelles. Après Cédric Chapuis et Axel Oriant, c’est donc lui qui endosse le personnage d’Adrien, « enfant différent » ou tout simplement autiste passionné de batterie. Pour lui, cet instrument à forte résonance a été la porte d’entrée dans le monde social et la relation à autrui. Difficile médiation pensera-t-on, car la batterie qui n’est pas un instrument harmonique ne permettrait de produire que des rythmes ou des tempos et pas du tout des mélodies. Cependant, que serait le jazz, le rock, la pop et toute la variété contemporaine sans cadences ni mesures battues, sans parler des tambours et cymbales de la musique symphonique? Par ailleurs, depuis la batterie be-bop de Max Roach qui se mit à battre les quatre temps de la mesure sur la cymbale et le charleston, un espace s’est ouvert pour orner le rythme avec les autres éléments : la caisse claire, la grosse caisse et les différents toms, tous accordables et capables de donner des notes précises y compris des « notes fantômes », petites notes non écrites qui enrichissent la mélodie.

Une vie sur mesure est aussi une pièce dont le succès est « démesuré » au vrai sens du terme, hors normes, surprenant : plus de mille représentions dans plusieurs pays, des traductions et adaptations jusqu’en Corée du Sud ; plusieurs prix depuis 2016 dont celui du meilleur seul-en-scène du Festival OFF d’Avignon en 2021. La batterie qui est à la fois l’unique objet scénique de la pièce et celui de la passion d’Adrien, personnage batteur de l’histoire, aurait-elle tant d’amateurs ? Le rythme créé par des percussions frappées et leur puissance d’affecter nos corps quelle que soit leur culture doivent avoir quelque chose d’universel… Battre des peaux tendues pour les faire résonner dans un espace clôt occupé par d’autres corps, cela ne laisse pas indifférente notre enveloppe corporelle, cette peau sensible abritant un tambour vital dont on ne veut surtout pas qu’il arrête de frapper ses soixante-dix coups par minute (en moyenne) sur un rythme binaire. À tambours battus, tambours battants. Sans parler de tout ce qui passe par les oreilles pour faire vibrer les tympans…

Mais Une vie sur mesure est d’abord une vraie histoire faite de toutes les petites histoires qui font une vie « sur mesure » ou pas. L’histoire d’un enfant « différent », manière édulcorée d’évoquer l’autisme, pour qui la batterie, art de toucher autrui à distance, va permettre le contact et la rencontre avec autrui et le monde extérieur. Pour Adrien, c’est peu dire que la musique est un langage, tant taper sur des objets résonnants (avant qu’il ait sa première batterie) lui a servi de traducteur de ses émotions, idées, expériences. C’est au point qu’il ressentait les baffes reçues pour mauvaise conduite ou mauvais résultats scolaires n’étaient pas d’injustes châtiments corporels mais des frappes sonores sur la peau de ses joues … trop souvent à contretemps de sa musique intérieure !

Petite correction saluant la mise en scène de Stéphane Battle : Pierre Martin-Bànos n’est pas vraiment seul en scène, car il est accompagné non pas d’une mais de deux batteries, l’une acoustique, l’autre électronique. Or, une batterie est déjà à elle-seule presque tout un orchestre ! Et c’est peu dire que ces deux monstres de sonorités sont les partenaires du comédien tels des deus ex-machina tonitruants et agissants, instruments et compagnons servant à la résolution des drames de l’histoire d’Adrien.

Allez-y pour le vérifier, c’est frappant !

Jean-Pierre Haddad

Palais des Glaces, 37 rue du Faubourg du Temple, Paris 75010. Du 07 janvier 2023 à la fin mars, les samedis et dimanches à 16 h, les mardis à 19 h. En avril : le 1er à Bray-des-Dunes (59) ; le 13 à Douvres-la-Délivrande (14) ; les 13 & 14 à Herblay (95) ; le 18 à Canet-en-Roussillon (66).


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