Le roman de cet autre grand Normand de la littérature du dix-neuvième – Flaubert fut son mentor – n’est pas un roman d’éducation bien qu’il soit plein d’enseignements sur la vie. Ce serait plutôt le Madame Bovary de Maupassant, excepté la fin qui évite de peu le tragique. Le spectacle de Richard Arselin, assisté de Pauline Devinat, n’est pas non plus une banale adaptation d’un texte littéraire au théâtre. C’est plutôt une reprise, une transposition restituant non seulement l’esprit mais la prose du maître par un biais original. On sait que Maupassant aima voyager (Algérie, Corse, Italie), là les voyageurs sont une mère et son fils. Sans doute fatigués par les visites et un lourd soleil d’Orient, ils font une pause dans un de ces hôtels intercontinentaux destinés jadis à l’élite européenne. Il fait chaud, une brise méditerranéenne transforme le rideau inondé de lumière en voile marine. C’est le signal du départ pour un autre voyage en mots, échanges, scénettes complices, chansons et musiques. Dans la chaleur de l’après-midi, le fils se lisse les cheveux en arrière. Dans une fugace ressemblance, la mère y voit un geste de Jeanne, l’héroïne d’Une vie. Ainsi entre-t-on subrepticement dans l’œuvre et la merveilleuse langue de Guy de Maupassant. Dès lors, emportés dans un voyage littéraire en actions et dialogues, les deux acteurs endossant tous les rôles, nous revoyons se dérouler sous nos yeux la vie de rêves, de déceptions et de malheurs de la fille du baron le Perthuis des Vauds trop vite mariée au désinvolte et infidèle vicomte Julien de Lamare. Rappelons que le roman articule romanesque et sociologie, nous présentant la décadence d’une aristocratie provinciale que son embourgeoisement ne peut sauver et qui fait payer ses vices à une innocente jeune femme à peine sortie du couvent. Mère et fils naviguent dans l’œuvre sans la répéter banalement, ils la servent sans s’y asservir. Chose surprenante par exemple, dans les relations entre Jeanne et Julien, ils échangent les genres en créant ainsi une distanciation riche de sens. Le Julien mûr et dominateur est décalé en femme mature jouée à la perfection par Véronique Boutonnet. La naïve Jeanne est revisitée en jeune homme s’initiant à la vie, tantôt suractif, tantôt contemplatif, sorte de troubadour s’accompagnant à la guitare. Là, c’est Victor Duez qui incarne habilement ces métamorphoses.

Nous sommes donc embarqués, mais dans quoi?

Évocation sans incarnation mécanique et incarnation sans identification facile. Le spectacle nous ouvre le livre du grand auteur, mais la scène remplace la page. La pièce donne vie, mouvements, lumières, couleurs et sons, odeurs presque, au noir et blanc des caractères typographiques. Loin d’une lecture, elle nous livre le roman et ses personnages en les délivrant de tout modèle, mêlant le sérieux de la fidélité au texte à l’humour de la liberté du jeu. Nous assistons à une alchimie entre littérature et théâtre, écriture et dramaturgie, papier et scène, héros romanesques et comédiens à l’interprétation relevée et inspirée. Les acteurs ressuscitent les personnages retenus dans les pages du livre comme des enterrés vivants dans un tombeau. Un grand roman peut devenir authentique théâtre si la créativité du dernier sait donner reliefs, corps et voix au premier.

Il faut dire que la compagnie Les Âmes libres (Incluons-y les corps !) n’en est pas à sa première prouesse. Dirigée actuellement par les mêmes Véronique Boutonnet et Richard Arselin, elle a déjà cheminé sur les planches avec Hugo, Dumas, Molière, Céline, Rostand, Marivaux (liste non exhaustive) et fera bientôt un bout de chemin avec Jack London pour un Martin Eden…

Allez voir comment leur jeu théâtral a ici donné vie à Une vie !

Jean-Pierre Haddad

Théâtre de l’Essaïon, 6 Rue Pierre au Lard, 75004 Paris. Jusqu’au 29 janvier 2022. Les jeudis, vendredis et samedis à 19h30. 01 42 78 46 42 ou essaionreservations@gmail.com


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