Elle a sept ans et demi, des seins comme des clémentines et l’impression qu’une bête sauvage lui crève le ventre. Elle a fait du garage à vélo de l’école sa cabane et y invite des petits garçons à toucher ses « grains de raisin » contre des sucreries d’abord, puis contre de l’argent, puisque c’est ce qui assure le pouvoir des adultes. Elle se comporte en femme d’affaires, fixe les règles : tu te laves les mains, tu tâtes, tu paies, si tu parles je te tue. Elle observe son corps, comme celui des petits garçons qu’elle convoque, « de façon scientifique ». Elle ne comprend rien à ce corps-prison trop grand pour la petite-fille qu’elle est encore et à ces perturbations inexpliquées qui la bouleversent. Sa mère dépassée ne veut pas voir, avale ses mensonges sans ciller et ne lui est d’aucun secours. Alors elle s’invente un père hors-norme qui la protégera, l’ennemi public numéro1 de l’époque, avec qui elle peut rêver de liberté. Et elle fugue la nuit sur un manège.

Théâtre : Une bête ordinaire
Théâtre : Une bête ordinaire

Stéphanie Marchais, auteure d’une dizaine de textes dramatiques souvent primés, nous entraîne dans un conte cruel où une petite fille fait l’expérience de la puberté précoce. Si le phénomène a pris de l’ampleur ces dernières années, la pièce est située dans les années 70, à un moment où sa rareté le rendait un peu effrayant. L’auteure réussit avec délicatesse ce portrait de gamine, pour qui l’étape de l’adolescence a été sautée et qui regarde avec surprise et effroi ce corps trop grand et trop gros pour elle. Le texte s’échappe parfois dans le fantastique et la poésie, comme le fait l’enfant de son corps-prison, en tournant sans relâche sur le manège.

La metteure en scène Véronique Bellegarde, qui se consacre aux écritures contemporaines, a travaillé avec l’auteure à l’adaptation scénique du roman et l’a mis en scène. Elle a créé une atmosphère qui passe du quotidien au rêvé, du visible au caché. Les couleurs vives sont partout, dans la télé jaune, dans les murs orange, dans le pull-tube orange où l’enfant cache ce corps qui se transforme trop vite. Les éléments scéniques sont anormalement réduits afin de faire ressortir la disproportion de son corps par rapport au réel, la contraignant à se recroqueviller sur son lit trop court. La pièce avance au rythme rapide de cette enfance qui n’a pas le temps. Les paroles de l’enfant trouvent leur écho dans la musique jouée sur scène par Philippe Thibault, qui est musicien pour les spectacles de Michel Didym et de David Lescot. Elle relie les fragments de souvenirs de l’enfant, dévoile les élans de son corps incontrôlé, accompagne son souffle et ses révoltes.

La jeune Jade Fortineau, que l’on a déjà vue chez Wajdi Mouawad, est cette gamine, aux joues encore arrondies par les douceurs de l’enfance, qui promène un corps qui semble l’embarrasser. Elle a parfois des postures de gamine, vautrée pieds en dedans, insultant mezza-voce sa mère. Elle passe sa main sous son pull ou se frotte les yeux semblant tenter de trouver la réponse aux questions que lui pose l’évolution si rapide de ce corps dont elle paraît se demander s’il est bien le sien. Elle a un pied dans l’enfance et un pied dans la féminité d’une jeune femme. Elle glisse de la révolte contre sa mère et contre ce que lui fait subir son corps, au rêve. Elle s’excite devant l’image télévisée d’un Mesrine, qu’elle s’est choisi comme père, se rêvant comme la Bonnie de Bonnie and Clyde et l’instant d’après, elle tourne et tourne sur le manège en rêvant qu’il y a « une place pour elle en ce monde ». Elle est formidable.

Micheline Rousselet

Du mardi au samedi à 19h

Théâtre Les Déchargeurs

3 rue des Déchargeurs, 75001 Paris

Réservations : 01 42 36 00 50


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