Nicolas Bouchaud, qui aime s’emparer de textes non théâtraux, a choisi le documentaire Un vivant qui passe de Claude Lanzmann, constitué des rushes que celui-ci n’avait pas utilisés dans Shoah. Le metteur en scène y interrogeait Maurice Rossel, délégué de la Croix Rouge internationale, qui s’était rendu à Auschwitz puis à Theresienstadt en pleine guerre. Le CICR lui avait demandé de « voir et de voir au-delà ». Mais il n’a rien vu au-delà et son rapport en fait foi. En 1979, poussé dans ses retranchements par le metteur en scène, il reconnaît qu’il a bien vu des colonnes d’hommes maigres, épuisés et affamés à Auschwitz et que Theresienstadt était comme un « village Potemkine », que tout y était mise en scène et que sa visite était une farce. Mais lui, qui pourtant était antinazi, n’en a rien dit. Pour partie par un antisémitisme diffus fort répandu à l’époque, pour partie pour préserver la neutralité du CICR et se conformer à ce qu’il pensait être sa mission de délégué, il « n’a pas vu ». Il a refusé de voir que Theresienstadt était le marchepied vers l’extermination à Auschwitz et Treblinka et que son rapport positif a rendu possible la poursuite des déportations. L’extermination des Juifs a ainsi été favorisée par le silence et le mensonge de l’Allemagne, mais aussi des Alliés et d’Institutions, a priori respectables comme le CICR, dont Maurice Rossel était le délégué.

Nicolas Bouchaud signe avec Eric Didry et Véronique Timsit l’adaptation du documentaire de Claude Lanzmann en s’appuyant aussi sur des rushes non utilisés. Il y a quelque chose de très théâtral dans cette rencontre entre le documentariste et ce témoin, un homme ordinaire qui pense avoir fait son devoir. Il raconte, se trompe, ment pour préserver l’image du CICR, et la sienne surtout, quand le réalisateur le renvoie à la vérité des archives et à ce passé qui ne passe vraiment ni pour l’un ni pour l’autre.

Dans une belle mise en abîme, la scénographie reproduit la copie du bureau-bibliothèque du délégué du CICR que Maurice Rossel avait fait peindre sur les murs de sa maison, comme si autour de lui tout était mise en scène. C’est là, assis dans son fauteuil Voltaire à Genève, que Lanzmann l’a cueilli, s’introduisant chez lui un peu en force, puisque Maurice Rossel évitait de le recevoir. De temps à autre un coucou les interrompt, on est bien en Suisse.

On aurait pu penser que Nicolas Bouchaud, en tant qu’auteur du projet, jouerait le rôle de Lanzmann. Mais après avoir hésité, il a choisi de jouer celui de Maurice Rossel. L’acteur met dans le personnage toutes ses contradictions. Arguant de sa jeunesse et de sa naïveté quand il alla à Auschwitz, il prend le ton de l’expert en se lançant dans des explications juridiques pour justifier son action. Il se présente en monsieur tout le monde, en petit soldat à qui on a demandé de « faire pour le mieux » puisque, lâche-t-il, « la Croix Rouge suisse a rampé devant les Allemands, tout le monde était germanophile ». Quand il s’énerve un peu, tous les stéréotypes sur les Juifs ressortent, révélant son antisémitisme. Eric Didry joue le rôle de Claude Lanzmann. Il se tait, écoute, corrige faits ou termes – camps de déportés dit Rossel, camps d’extermination corrige Lanzmann – et repose les questions pour traquer la vérité. Ironique parfois, il construit ses questions pour débusquer la responsabilité de cet homme. Puisque celui-ci dit n’avoir pas été complètement dupe de ce qu’on lui montrait, pourquoi n’a-t-il rien dit dans son rapport. Parce qu’il n’avait pas envie d’en savoir plus, comme à Auschwitz où il n’avait rien pensé de ces squelettes ambulant dont seuls les yeux étaient encore vivants. Eric Didry joue un Lanzmann impitoyable faisant ressortir par ses questions la monstruosité de cet homme qui a préféré voir dans Theresienstadt une ville pour Israélites privilégiés. Si depuis il sait que tout était faux et mis en scène, il ne retient qu’une chose la « responsabilité des israélites » qui ont accepter de jouer le jeu.

Micheline Rousselet

Jusqu’au 23 décembre, puis du 3 au 7 janvier au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, 75011 Paris- Du mardi au dimanche à 21h – Réservations : 01 43 57 42 14

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