Dans la maison, à la campagne, d’Arkadi et de Natalia souffle un vent de mélancolie. Dans la chaleur estivale, Natalia s’ennuie, son mari Arkadi est très occupé et elle se lasse des conversations de Mikhaïl Rakitine, son ami et amoureux platonique. Elle vient d’embaucher un nouveau précepteur pour son fils. Alexeï est jeune, il arrive de Moscou, il est libre et, sans qu’il en ait conscience, son charme va bouleverser ce petit monde aristocratique en déclin. Le désir va troubler Natalia mais aussi sa jeune nièce orpheline dont elle a la charge. Si on ajoute au tableau la belle-mère de Natalia, un médecin qui joue l’entremetteur, un voisin, timide quinquagénaire un peu sot prétendant de la jeune Véra et une gouvernante qui approche de la quarantaine, tout est en place pour que ce coin de campagne s’anime de chassés-croisés amoureux.
Tourgueniev s’était pris de passion dans les années 1840 pour les écrits d’un jeune critique littéraire, d’origine roturière et pauvre qui défendait avec passion un réalisme engagé et un socialisme idéal. C’est en pensant à lui que Tourgueniev avait d’abord envisagé d’intituler sa pièce L’étudiant. Il envisagea ensuite de l’intituler Deux femmes, l’une étant Natalia qui traîne son ennui entre un mari trop occupé et un amoureux platonique dont la conversation commence à la lasser, l’autre Véra représentant la jeunesse, l’envie de liberté, la spontanéité et toutes deux succombant au charme d’Alexeï, si beau, si jeune, si libre. Le titre final retenu par Tourgueniev, Un mois à la campagne, semble nous placer dans le temps long et pourtant tout se passe en quelques jours, le temps des coups de foudre et de leurs conséquences dans ce microcosme figé où un trouble intime va tout bousculer.
Ce n’est pas un hasard si Clément Hervieu-Léger a choisi de mettre en scène cette pièce juste après La Cerisaie d’Anton Tchekhov. Soucieux de placer le naturel au cœur de l’art dramatique et d’éviter la théâtralité, Tourgueniev avait modernisé le théâtre et préfiguré Tchekhov, son cadet d’une quarantaine d’années. Il avait d’ailleurs qualifié cette pièce de « nouvelle en forme dramatique ». Clément Hervieu-Léger a choisi la traduction de Michel Vinaver, moderne et vivante qui fait très bien ressortir les enjeux de la pièce. On est dans le jardin, les lumières chaudes évoquent la torpeur estivale, la gouvernante et la belle-mère de Natalia jouent aux cartes, Rakitine lit Le Comte de Monte-Christo à Natalia qui s’exaspère d’autant s’ennuyer. Kolia passe avec son nouveau précepteur, il brandit l’arc que celui-ci lui a construit, avant de se consacrer au cerf-volant qui restera quand tous seront partis. Les acteurs sont d’un naturel confondant. Les corps vibrent, s’approchent, se fuient, brûlent. Tous méritent d’être cités. On retiendra surtout Clémence Boué qui est une inoubliable Natalia, impérieuse, jouant avec les sentiments de Rakitine, lui disant « il n’y a personne que j’aime comme je vous aime » tout en ne lui accordant rien, puis brûlant de désir pour Alexeï (Louis Barthélémy), inconscient des ravages que son charme exerce sur les corps féminins. Tremblante elle pose une main sur lui avant de la retirer, comme brûlée. Elle peut aussi être froide, exaspérée ou jalouse. Juliette Léger a la jeunesse, la naïveté, les élans spontanés de Véra que brisera bientôt le discours pragmatique de Natalia qui la renverra à son état d’orpheline nécessiteuse obligée d’accepter un homme sans qualité excepté son aisance matérielle. Stéphane Facco a l’intelligence subtile de Micha, prisonnier de son amour et de son milieu. Daniel San Pedro enfin incarne le médecin de campagne qui se dit trop perspicace pour plaire à Natalia et qui sait que « ces gens-là le méprisent ».
Une mise en scène qui donne toute sa place à l’intime mais n’y reste pas confiné. On pressent tout le poids de la société, l’importance qu’y joue la richesse et les transformations en marche, le déclin d’une noblesse encore imbue de sa supériorité de classe et les aspirations fortes à la liberté dont témoigne, au-delà des mots, l’importance du cerf-volant que construisent ensemble Alexeï, son élève Kolia et la jeune Véra.
Micheline Rousselet
Jusqu’au 4 février à l’Athénée Théâtre Louis Jouvet, 2-4 square de l’Opéra Louis-Jouvet, 75009 Paris – du mardi au samedi à 20 + les samedis à 16h – Réservations : 01 53 05 19 19 ou www. Athenee-theatre.com – Tournée : 7 février à 20h30 à Draguignan, 9 et 10 février à 20h30 à Albi, 16 février à 20h30 à l’Espace Marcel Carné à St Michel sur Orge, 28 février à 20h30 à Chartres, 3 mars à 14h30 et 4 mars à 20h30 au Grand Théâtre de Calais, 8 et 9 mars au Théâtre de Caen, 15 et 16 mars à la Maison de la Culture d’Amiens. Autres dates à Flers, La Rochelle, Istres, Nice, Val-de-Reuil et Bayonne en mars et avril
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