Répondant à la volonté de l’auteur et enthousiasmé par sa proposition, Emmanuel Hérault de la compagnie Okanéos a mis en scène le troisième volet de la tétralogie de Mathieu Belezzi sur les colonisateurs de l’Algérie : Un faux pas dans la vie d’Emma Picard. Après C’était notre terre et Les Vieux Fous, Mathieu Belezzi dit qu’il a eu envie de mettre en pleine lumière ce qui avait été tenu secret si longtemps dans les obscurités de l’histoire de la France. Il s’est intéressé à la période des années 1860 au moment où le gouvernement français tente de repeupler un territoire conquis en 1830 par des apprentis colons. Le dernier opus Attaquer la terre et le Soleil a reçu le prix littéraire Le Monde et le prix du livre Inter.

Pour échapper comme beaucoup à la misère et répondant aux sirènes d’un fonctionnaire de la République encravaté et bonimenteur, Emma Picard, paysanne veuve et mère de quatre fils, signe l’acte qui lui octroie 20 hectares de terre à cultiver et quelques bâtisses sur la terre d’Algérie. Après un voyage épuisant, elle prend vite conscience de la supercherie de ce contrat de dupe qui l’a projetée avec ses enfants sur ces terres qui, comme elle le répétera, « ne veulent et ne voudront jamais de nous »…Épaulée par Mékika, un Algérien lui aussi dans le dénuement, qui va l’aider à s’installer, elle essaie de croire à cette terre promise. Mais ce soi-disant paradis va se révéler une descente aux enfers.

En une heure, Emma, admirablement incarnée par l’éblouissante et bouleversante Marie Moriette, nous dit avec force les différentes étapes de cette tragédie qu’elle subit depuis son arrivée au-delà de la Méditerranée à Mercier-le-duc entre Sidi Bel-Abbès et Mascara jusqu’à la dernière catastrophe. Dans un décor épuré (une chaise et un lit d’enfant), magnifiquement éclairée par les lumières de Sébastien Piron, Emma arrive dans le noir sur fond musical (Emmanuel Hérault et Marie Moriette). Puis elle apparaît comme éperdue dans une robe et un chemisier maculés de salissures et de sang (costume de Stéphane Puault). Elle est épuisée par ces années de travail harassant pour essayer avec Mékika et ses fils de tirer parti de ces hectares asséchés. Elle s’assoit près du lit de son dernier fils, moribond ou déjà mort, suite au tremblement de terre, dernier acte de la tragédie. Elle s’adresse à lui de temps en temps comme pour se convaincre de continuer à vivre. Elle est au bord du gouffre et seules restent sa volonté et sa rage de dire son combat pour se sortir de cette mécanique dont elle est le jouet. Au bord de la folie, hantée par les bruits, nous fixant droit dans les yeux, elle va dérouler avec force et lyrisme tous les épisodes douloureux qu’elle a traversés : de la terre indocile aux récoltes dévastées par les orages de grêle, par le sirocco ou par les invasions de sauterelles. C’est un des moments les plus impressionnants de la représentation tant le jeu de Marie Moriette est d’une force incroyable. On voit presque les milliards d’insectes envahir son territoire et la puissance désespérée qu’elle met à s’en débarrasser. Puis, passant du désespoir à la colère contre un Dieu qui semble lui en vouloir alors qu’elle a toujours cru en lui, elle égrène tous les catastrophes qui s’abattent sur elle.

Emma est la représentante des damnés de la terre subissant la double peine d’être une femme et d’être misérable. Pourtant dans ce désastre, dans ce désert hostile, des rencontres sont comme des lumières d’humanité. Sa rencontre avec Jules, un colon révolutionnaire d’Alger qui partage un moment sa vie et Mékika, l’Algérien, qui fera tout pour l’aider à s’en sortir. Elle évoque aussi avec exaltation les moments de joie, de rires complices avec ses enfants, la beauté de cette nature hostile et aride. Elle découvre également le dénuement extrême et inhumain que subissent les habitants « indigènes » exilés sur les hauteurs et décrits comme des cloportes à la recherche de racines pour survivre. Emma, bien que totalement démunie et endettée, les accueillera pour les nourrir et leur permettre de trouver un peu de repos dans la grange de sa propriété. Le metteur en scène, Emmanuel Hérault, réussit à travers le texte de Mathieu Belezi à nous dévoiler avec le témoignage d’Emma la supercherie de l’Empire colonial. La petite vie harassante de cette femme courageuse rejoint la grande Histoire. L’objectif est atteint. Il faut aller voir ce spectacle en tous points fascinant et d’une grande intensité émotionnelle.

Frédérique Moujart

Les 21, 27 et 28 mai à 21h – Théâtre de l’Essaïon, 6 rue Pierre au Lard, Paris 4ème – Réservations : 01 42 78 46 62 ou www.essaion.com – du 29 juin au 21 juillet à 16h30, Festival OFF au théâtre Transversal, 10 rue d’Amphoux, Avignon

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