Crise migratoire planétaire. Répressions, guerres ou famines, souvent les trois à la fois. Nous, citoyens du « pays des droits de l’homme », ne devrions-nous pas accorder davantage nos actions à nos valeurs? Elsa, pure représentante de la culture bobo-écolo-gaucho, décide d’héberger un réfugié politique malien. Le jeune africain est attendu par toute la famille, mari et fille plus l’amant. Tout doit être impeccable jusqu’au vocabulaire très politiquement correct. Première fausse note d’une partition qui va devenir chaotique, le jeune homme s’appelle Malik, prénom qui heurte les oreilles d’Elsa… C’est bien de vouloir lutter contre la tendance à la schizophrénie intellectuelle en accordant ses actes à ses opinions mais Elsa se la joue trop « bien-pensance » en plus de mal se connaître elle-même. Se forcer à coller à un modèle moral ne va pas sans risque quand pulsions et répulsions se réveillent. Et comment préserver l’équilibre déjà précaire du groupe familial ? Comment sauver l’ambition sociale pour sa progéniture quand on introduit dans le cercle intime un corps non seulement noir mais étranger aux préjugés et normes qui en sont l’armature et la clôture ?

Dans le film de Pasolini, Théorème (1968), c’est par la séduction érotique du visiteur que la famille explose, ici l’ordre domestique sera bouleversé par l’authenticité et l’amabilité de l’étranger ! Elsa, enthousiaste puis désenchantée sera gagnée par la colère, voire la haine. Ce personnage pathétique dont l’idéalisme se change en désarroi est intensément interprété par Muriel Gaudin également autrice de cette pièce autobiographique. Tout tourne autour d’elle sauf Malik, ce qu’elle ne supporte pas. Doit-on pour autant la blâmer ? Non, car elle nous met en question de manière radicale : sommes-nous à la hauteur de nos choix de vie ? Si non, pouvons-nous nous y ajuster ou bien alors pourquoi les avoir faits ? Se faire souffrir en décidant contre soi-même serait-il la dernière façon de donner sens à sa vie ?

En dépit de cette dimension essentielle et profonde, la pièce est drôle en surface. Son humour est plein d’ironie mais aussi de naïveté et de grâce. Il naît en partie de la volonté d’Elsa de tenter jusqu’au bout de sauver non plus les apparences mais les personnes malgré elles. Fleur Fitoussi, incarne une Ninon, jeune fille émancipée, qui fait sa vie contre ses parents même si sa liberté d’action doit beaucoup à son éducation. Benoît Giros et Emmanuel Lemire jouent Christophe et Julien, les deux hommes entre lesquelles hésitent Elsa. Le mari et l’amant se connaissent mais ne s’affrontent pas comme dans un vaudeville, ils sont tous deux trop mal en point. Ils mettent l’énergie qu’il leur reste à tenter de résister à la tornade Elsa. Enfin, Antoine Kobi joue un réfugié se révélant entre autres choses plus poétique que politique. Il a migré avec les poissons volants de sa culture bambara. Il y a encore un personnage, un musicien en plateau derrière son synthétiseur. Il est à ce point impliqué dans la scénographie et le jeu collectif que parfois Elsa agacée s’en prend à lui. De fait, la musique de Clément Walker-Viry habille l’espace scénique et le jeu théâtral. Elle enveloppe les acteurs plus ou moins discrètement comme une atmosphère changeante qui rend leur quotidien tantôt plus respirable tantôt suffoquant, légèreté et angoisses alternent dans la météo humorale du groupe.

La mise en scène de Pierre Notte est surprenante, assez basique mais redoutablement efficace. Rien de figuratif ou de réaliste. On pourrait la dire abstraite sauf qu’elle est hyper concrète (comme la musique). Au départ, au centre du plateau, un assemblage de cubes en bois. Les personnages sont tous juchés dessus comme des naufragés sur un radeau. Le jeu commence et l’embarcation se déplie dans l’espace créant des lieux ou des objets métaphoriques : cuisine, salle à manger ou à coucher, bureau ou rue mais aussi fauteuils, tables, lits ou placards, podiums parfois et même pédalo sur le lac du bois de Boulogne ! Au gré des évènements, les briques modulables de la vie domestique d’Elsa et de ses proches se composent, décomposent et recomposent reconfigurant sans cesse l’espace scénique et psychologique de l’intrigue. Car cette comédie dramatique finement travaillée par Muriel Gaudin est soumise à un régime très variable du fait que cet autre que l’on accueille chez soi, c’est tantôt une singularité incarnée et inconnue que l’on découvre progressivement et non sans surprises, tantôt la projection de notre inconscient. Sur scène, tout est à vue. Changement de décor : les personnages manipulent eux-mêmes les cubes de contreplaqués. Changement de costumes : cela se fait sur scène dans une pénombre qui nous fait entrer dans leur intimité. Si les frontières internationales sont traversées et transgressées par les migrations, celles de ce théâtre ne le sont pas moins. Quand ils regardent le musicien ou s’adressent à lui, quand ils changent de vêtements, les comédiens sont-ils acteurs ou personnages ? Cela est impossible à dire et c’est bien ce qui rend cet insolite objet théâtral de Pierre Notte réel et vrai. Nous sommes affectés, pris dans l’agitation interne et externe des personnages. Tout se passe dans le bruit de fond du monde suggéré par la musique. Une symbolique des couleurs se décline sur les habits respectifs des personnages – le rouge pour Elsa, bien sûr ! La langue, les dialogues ou monologues sont à ce point ceux de tout un chacun que l’expérience devient commune. Nous vivons avec les acteurs la fête de l’accueil d’autruiet la défaite des bonnes intentions, ballottés entre la belle vertu d’hospitalité et la laide tentation du repli voire du rejet. Nombre de petites mythologies sociales sont passés à la moulinette : la bienveillance dogmatique, le pseudo-féminisme autoritaire, l’islamo-défiance, la paternité biologisée, la sacro-sainte réussite sociale, l’intégration républicaine ethnocentrée, l’obsession sanitaire sans oublier le déni du racialisme postcolonial qui imprègne les mentalités ou les expressions toutes faites comme « il est malin comme un singe ».

Et la cruauté dans tout ça ? Il y a celle très relative que la bourgeoise bien-pensante voit dans les matchs de catch que Malik apprécie. Il y a surtout celle plus perverse qu’elle ne voit pas mais qui la regarde car logée au cœur de sa morale hypocrite. Comment l’altruisme pourrait-il faire bon ménage avec l’individualisme petit bourgeois ? La cruauté est aussi dans la crudité des rapports sans ménagements des personnages. Elle est encore dans le déroulé implacable et presque mécanique des actions. Le cruel n’est pas ici le sanguinaire, c’est une modalité du réel, la force des choses qui déjoue notre illusion de libre-arbitre. « Tous ce qui agit est une cruauté. C’est sur cette idée d’action poussée à bout, et extrême que le théâtre doit se renouveler. » écrivait Antonin Artaud dans Le théâtre et son double (1938).

Vive le penchant actuel du théâtre à nous mettre en question dans le renouvellement des formes !

Jean-Pierre Haddad

Avant-première au Théâtre La Flèche les 24 et 25 juin, 77 rue de Charonne 75011 Paris.

Festival d’Avignon, à La Scala Provence, 3 Rue Pourquery Boisserin, du 7 au 30 juillet à 13h05. Relâche les lundis 11, 18 et 25 juillet, Réservations : 04 65 00 00 90

Le texte sera publié à L’avant-scène théâtre en septembre 2022

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