Le petit Moïse fait la traversée en kwassa (barque de migrants) dans les bras de sa jeune maman comorienne. Ils arrivent vivants à Mayotte mais la mère sait qu’elle ne pourra élever son enfant. Elle préfère le donner, emmailloté, à une jeune infirmière stérile.
Non, il ne s’agit pas du fameux épisode de la Bible où un autre Moïse est sauvé des eaux et recueilli par la fille du pharaon. D’ailleurs son destin sera moins glorieux. La maman blanche de Moïse meurt et l’enfant, à peine ado, rejoint Gaza.
Non, il ne s’agit pas de l’enclave palestinienne sous contrôle militaire de descendants autoproclamés de Moïse. Le Gaza de Mayotte n’est pas le fait d’une guerre territoriale mais celui d’une guerre sociale qui produit inégalités et grande pauvreté. Ce Gaza est tout simplement le plus pauvre et le plus grand bidonville de France ! Gaza est le surnom du ghetto de Kaweni où s’entassent les migrants débarqués clandestinement avec leurs rêves d’une France-Eldorado, qui se heurtent à la dure réalité du parcage, de la misère et de l’explosion démographique. La maternité de Mamoudzou, siège du conseil départemental de l’île, est la plus grande de France en nombre de naissances, 70% des bébés qui y voient le jour ont des mères migrantes en situation irrégulière. Dans ce coin des tropiques délaissé par la République, règne une violence endémique. C’est la survie à plusieurs ou tout seul. Pas difficile de deviner dans quel cas on a plus de chances de durer. Moïse, lui, se retrouve seul face à la bande de Bruce, le caïd du ghetto qui se prend pour Batman : en terre d’injustice, la force fait la loi en se croyant justifiée. Brimades, soumission, humiliation. Résignation ou rébellion ? Le passage à l’acte peut-il être évité ? Une chose est sûre, tout se paye cash et dans la monnaie locale frappée au sceau de la brutalité ou alors il faut fuir. Mais l’océan est partout autour ! Reste peut-être l’horizon et sa ligne de fuite…     

Tropique de la violence a d’abord été un formidable roman couronné par de nombreux prix dont le Femina des Lycéens en 2017, écrit par Natacha Appanah, journaliste et romancière mauricienne. Ce fut aussi un film adapté du roman et sorti en mars 2022, réalisé par Manuel Schapira avec de jeunes acteurs locaux non professionnels. C’est désormais une pièce de théâtre tragique et poignante. Avant tout cela – Pour combien de temps encore ? – c’est une triste réalité qui entache la République française mais qu’aucun gouvernement n’a vraiment voulu changer en décidant d’un plan Marshall pour tout le département de Mayotte.

Entre réalité et fiction, Tropique de la violence propose un théâtre du réel poétique et sauvage ! Il peut bien y avoir sur le terrain comme sur scène des éducateurs et des associations comme, pourquoi pas, un « Mouvement pour une alternative non violente » mais rien n’endigue le crescendo d’une violence humide faite de la sueur des bagarres et du sang versé. Bidonville, lagune, chaleur et pulsions exacerbées imposent leur présence sur scène sur le mode vrai de la fiction réussie. Geôle sordide, quais se délitant, détritus et bidons vides flottants dans une eau croupie.

La mise en scène d’Alexandre Zeff, qui a également adapté le roman, est terriblement audacieuse et infiniment juste. Il fallait qu’il en soit ainsi pour porter très haut la question d’une trop ignorée violence tropicale. Le spectacle qui emprunte des formes à l’opéra rock est intelligemment saturé d’effets artistiques. Les vidéos surdimensionnées de Muriel Habrard pénètrent l’intimité des personnages en dépit de leur démesure ; la batterie folle mais domptée de Mia Delmaë scande le déchainement pulsionnel que vient ponctuer mélodiquement la guitare électrique de Blanche Lafuente ou Yuko Oshuima ; les lumières incandescentes de Benjamin Gabrié donnent relief et profondeur à une scénographie explosive. Sur scène, le plateau bien ordonné devient progressivement « bidon-scène » avec son eau stagnante et son agressivité débridée. L’esthétique d’ensemble du spectacle embarque la salle entière dans la dérive de cette histoire brutale et édifiante. Les comédiennes et comédiens réalisent toutes et tous une performance à la hauteur des enjeux de la pièce. Saluons particulièrement les prestations de Méxianu Medenou qui incarne superbement un Bruce démoniaque autant que dérisoire et d’Alexis Tieno qui joue avec justesse et authenticité un Moïse emporté par son destin.

Tropique de la violence pourrait fort bien être l’incontournable spectacle politique de cette rentrée. Peut-on aller jusqu’à souhaiter qu’il contribue à une prise de conscience collective de ce qui se passe dans cette frange de France ?  
Jean-Pierre Haddad   

 Jusqu’au 30 septembre 2022 au Théâtre 13 / Bibliothèque, 30 rue du Chevaleret, 75013. Du lundi au vendredi à 20h, le samedi à 18h. Relâche le dimanche. Informations : 01 45 88 62 22
Réservations :  https://billetterie.theatre13.com/spectacle?id_spectacle=417&lng=1

Visuel : ©Victor Tonelli

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