D’aucuns diraient Quel rapport entre un homme plongé dans le coma, veillé par sa compagne et l’immense poète palestinien Mahmoud Darwich? Ce serait ignorer la biographie du poète et surtout son ouverture et sa générosité : « Mes présents sont plus abondants que moi. / Mangez mon blé, Buvez mon vin, / Car mon ciel repose sur mes épaules et ma terre vous appartient…» (Ciel bas).

Une femme en route pour l’hôpital peut par hasard lire des poèmes de Darwich et trouver une analogie entre le poète errant, exilé de sa terre et l’homme qu’elle va retrouver absent à lui-même, exilé de son corps. Cela aurait suffi mais il se trouve que Mahmoud Darwich (1941-2008) a aussi subi plusieurs interventions chirurgicales dont il a fait un texte intitulé Murale. Cela suffit à Tatiana Spikova de culture arménienne et russe, connaissant par le cœur le déracinement, pour inventer un spectacle infiniment poétique, éminemment politique, magistralement théâtral. « Elle » prend l’avion pour aller le retrouver « Lui », l’homme cloué sur un lit, emmuré dans une absence au monde, dans le silence de sa subjectivité. En chemin, Elle lit Murale et les murs invisibles de la perte de connaissance, ceux de la chambre d’hôpital et celui qui enferme les palestiniens en Cisjordanie se font écho. Sur scène, le réel et l’imaginaire se rencontrent également quand le fantôme du poète subissant l’interrogatoire inquisitorial d’une police des frontières, répond par la poésie. La stigmatisation policière se retourne alors contre l’ordre et le contrôle en les faisant apparaître comme foncièrement illégitimes. Le spectacle se déploie sur plusieurs temporalités et plusieurs spatialités concernant soit la vie ou l’œuvre du poète soit celle du couple Elle et Lui. Avant la maladie et après, avant l’exil et dans l’exil. Là-bas d’où l’on vient et d’où l’on a dû partir, ici où l’on est sans y être vraiment sans y avoir sa place. L’ailleurs de l’exil vient percuter l’ici de l’incarnation. « J’entends le cri de la pierre captive : / Libérez mon corps. » (Murale).

Comment rassembler ces contradictions, ces écarts et séparations ? Avec intelligence et efficacité artistiques, Spikova crée un continuum entre tous les temps et tous les espaces par l’omniprésence de la musique sur scène, emplissant de ses ondes le volume de la salle. Les vibrations du oud électrifié de Yacir Rami rythment le spectacle de bout en bout, l’instrument et son musicien se font conteurs, dérouleurs de temps. La lumière de Juan Cristobal Castillo par ses variations, intensités, colorisations et surprises acquiert elle aussi une fonction narratrice, elle nous raconte les lieux, les traversées et les corps avec leurs ombres, comme le oud nous conte les temporalités, les tensions et les pulsations des personnages. Toute la scénographie de Salma Bordes porte et enchaîne le jeu en confrontant, fusionnant ou transcendant sur le plateau la dure loi d’airain des réalités politiques ou cliniques et l’imaginaire poétique d’une revendication d’humanité réparée, sans haine ni passeport.

Cette humanité est d’ailleurs déjà sur scène comme un prototype ou une avant-garde utopique puisque les comédiens sont tous d’une culture différente. Hayet Darwich, Maly Diallo, Alexandre Ruby, Luana Duchemin et Raymond Hosny dessinent avec Spikova et Rami une géographie éclatée entre Algérie, Arménie, Brésil, France, Liban, Maroc, Russie et Sénégal se distribuant sur les trois religions du Livre. Tous jouent ensemble avec authenticité et justesse, se rencontrent dans un entrelacs de vie, de désirs et de destins, entre corps et terres. Chacun sa partition, les uns en partance, les autres déjà partis. Personne ne peut se dire avec certitude arrivé, tous se croisent dans l’ici et maintenant du théâtre qui est d’une pleine présence. Plus qu’un programme, Ton corps, ma terre est une conjugaison à l’infini. « Ce corps c’est ma terre promise » dit le texte du spectacle, lauréat de l’aide à la création de textes dramatiques ARTCENA 2021. Mais pourquoi pas aussi : Ton corps est une terre d’accueil pour moi qui suit sans terre. De mon corps je suis exilé par le coma ou la maladie comme le poète l’est de sa terre par la guerre. Ma terre est un corps, malade d’être traité comme une terre sans âme. Nos corps ont une seule et même terre pour asile. Découper de la terre en frontières, n’est-ce pas mutiler un corps ?

À vous de prolonger encore ce poème-théâtre en allant voir, écouter, ressentir et vivre Ton corps – Ma terre.

Jean-Pierre Haddad

TMP, Théâtre Public de Montreuil, Salle Maria Casarès, 63 rue Victor Hugo, Montreuil 93100. Du 10 au 28 janvier 2023. Billetterie : theatrepublicmontreuil.com

Tournée : Juillet 2023 Nouveau Gare au Théâtre, dans le cadre du festival Théâtre Amour & Transats, Vitry-sur-Seine ; 2023 – 2024 Théâtre du Beauvaisis – Scène Nationale


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