Tigrane disparaît un jour. On ne retrouve sur la plage que son skate et une bombe de peinture. Dans notre pays où l’école ne réussit pas à assurer une véritable égalité des chances, Tigrane semblait mal parti : une mère absente, un père toxique qui s’abrutit devant des émissions de télévision débiles ou l’entraîne au flipper quand il lui dit qu’il a un devoir à faire, des difficultés scolaires et deux exclusions du lycée professionnel où seules son insolence et ses révoltes le font remarquer. Jusqu’au jour où une professeure de français lui ouvre les portes de l’art, lui fait découvrir des textes littéraires et la peinture, Caravage et surtout Basquiat. Par son charisme, par l’intérêt qu’elle lui porte, par amour pour elle, Tigrane semble prêt à participer au projet Art et littérature qu’elle a mis sur pied. Il se laisse même convaincre de postuler une entrée dans une École d’art. Mais quand on s’appelle Tigrane Faradi et que l’on a ce parcours scolaire peut-on encore espérer ?
Jalie Barcilon, autrice et metteure, a récolté pendant trois ans la parole de jeunes en France, en particulier à La Seyne-sur-Mer, les interrogeant sur la famille, l’école, leur avenir et l’art, pour écrire ce texte qui a obtenu le prix du Lucernaire en 2018. Elle refuse une fin qui aurait pu être désespérante et évite les écueils du manichéisme. Le père s’avère plus complexe que le beauf que l’on imagine, la professeure de français a des fragilités qui dépassent son rôle de passeur bienveillant, Tigrane enfin alterne rébellions, insolences et tendreté face à ce père qu’il aime malgré tout et à cette professeure qui l’émeut. Il semble accepter avec arrogance la place que son milieu et son parcours scolaire lui assignent et en même temps il veut en sortir et dépasser les obstacles pour faire ce qui le passionne, dessiner et peindre.
La scène du Lucernaire est utilisée de façon si astucieuse pour offrir des espaces différents que l’on oublie sa petite taille. Le théâtre lui-même devient salle de classe, deux jeunes y jouent des élèves disant un texte et Tigrane s’y glisse dans les rangs comme un élève en retard. Sophie Berger crée un univers sonore qui nous plonge dans le monde de Tigrane, bruit des vagues, sonnerie de la reprise des cours, échos du café et du flipper ou de la télévision, un peu de rap, une chanson d’Amy Winehouse. Les éclairages (Jean-Claude Caillard) dessinent des espaces, celui de l’appartement de la professeure, celui de la nuit où Tigrane s’échappe sur son skate et part peindre sur les murs, celui très éclairé de la salle de classe.
Eric Leconte incarne avec finesse le père de Tigrane, malmenant le flipper ou affalé devant la télévision, épaules basses de vaincu qui cherche l’oubli dans l’alcool ou déterminé avec entêtement à pousser son fils à suivre la voie familiale en devenant soudeur. Sandrine Nicolas est la professeure de français, arpentant la classe en faisant son cours, tentant de trouver le ton juste face aux provocations de Tigrane, se laissant émouvoir par cet élève hors norme qu’elle veut pousser à se dépasser et s’arrêtant juste à temps, avant que la séduction réciproque ne l’entraîne trop loin. Elle a la détermination, le charisme et la fragilité du personnage. Soulaymane Rkiba enfin est Tigrane. Avec son sweat à capuche semblant parcourir les rues et effectuer des figures avec son skate sur le praticable posé sur la scène, arrivant en classe avec brusquerie, semblant sûr de lui alors qu’il l’est si peu, regard perdu de celui qui veut être aimé, qui se laisse emporter par l’espoir d’un avenir meilleur avant de retomber dans la résignation, il a la grâce d’un adolescent sauvage, violent et fragile.
Une belle histoire de transmission avec des personnages attachants.
Micheline Rousselet
Du mardi au samedi à 21h, le dimanche à 17h
Théâtre du Lucernaire
53 rue Notre Dame des Champs, 75006 PARIS
Réservations (partenariat Réduc’snes tarifs réduits aux syndiqués Snes mais sur réservation impérative) : 01 45 44 57 34
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