Si l’art sublime Éros selon Freud, un art peut en sublimer un autre – plaisir de l’art au carré ! L’adaptation du roman Thérèse et Isabelle par Marie Fortuit est une sublimation joliment réussie de l’œuvre de Violette Leduc (1907-1972), déjà belle et bouleversante par elle-même, un récit traversé d’un Éros féminin libéré des préjugés sur l’amour entre filles. Création érotique ou érotique de la création ? Les deux ma capitaine ! Montrer le plaisir et prendre plaisir à le montrer ou à le voir joué. Mais qu’est-ce qu’un amour lesbien sans préjugés ni stigmates ? C’est une amour universelle, possiblement un « premier amour », comme les autres et pas comme les autres. L’histoire d’une rencontre amoureuse entre deux jeunes filles en pensionnat ; chose banale en un sens, quoique largement invisibilisée, donc vouée aux fantasmes des frustré.es.
Par la créativité de Marie Fortuit, la scène théâtrale devient le lieu magique et flamboyant d’une passion juvénile. Folie des audaces, transgressions nocturnes des règles de l’internat qui interdit toute extériorisation d’Éros, incandescence indécente ou l’inverse, la fusion des cœurs et celle rêvée des corps. Autre manière d’entendre le titre vibrant du roman : « Thérèse est Isabelle » et « Isabelle est Thérèse ». Plus forte que la peur d’être surprises, la crainte d’être séparées ; ce qui arriva très vite dans l’histoire de Violette. Mais la fulgurance du désir s’inscrira profondément dans les sillons de la mémoire pour devenir l’histoire d’une histoire – autofiction scandaleuse.
La mise en scène est comme une allégorie : un dortoir avec un piano, le tout entouré de tentures en drapés soyeux. Où sommes-nous, sinon déjà dans un imaginaire – amoureux ou littéraire ? Les deux à la fois, car par la finesse de leur dramaturgie, Marie Fortuit et Rachel de Dardel, nous donnent à voir le coup de foudre de Thérèse et Isabelle, leur complicité et leurs étreintes, tout en nous faisant entendre la langue poétique de Violette. Les scènes se dédoublent en interprétation et narration, ça dialogue et ça monologue, ça parle et ça s’écrit déjà mentalement. Le texte à venir de la future autrice prend d’avance la parole par la bouche de la jeune amoureuse. Les temps se télescopent dans cet espace entre internat et intimité, c’est un peu comme si le travail secret et sublimatoire de l’autofiction se théâtralisait sous nos yeux. Telle est aussi, le grand intérêt de la pièce.
Cela aurait suffi à nous réjouir, mais Marie fait bien plus qu’adapter le roman très féminin de Violette, elle convoque une tranche d’histoire du féminisme d’après-guerre et sa figure tutélaire, Simone de Beauvoir. La pièce se divise en deux actes reliés par un intermède digne d’un Deus ex machina sans doute unique dans l’histoire du théâtre : la pianiste Lucie Sansen est accompagnée par une bétonnière dans laquelle tourne bruyamment le mélange vie-et-fiction du chantier littéraire de Voilette Leduc, une construction incertaine au risque assumé, dont le ciment est de désirs et d’angoisses.
Violette et Simone sont amies et complices littéraires quand en 1954, le roman Ravages de la première est proposé par la seconde à des éditeurs. Sa première partie est le récit de l’amour entre Thérèse et Isabelle. Malgré la notoriété de Simone, le texte de Violette est refusé pour des raisons de moralisme propre à cette époque d’un autre âge. Il paraîtra censuré en 1966 et en version intégrale en 2000 ! Marie Fortuit choisit donc de prolonger l’histoire autobiographique du roman par son histoire éditoriale qui est en même temps celle d’une amitié intellectuelle entre Violette et Simone. Violette est instable et dépressive, Simone est droite et solide, elle assure le salut d’autrice de Violette en devenant son surmoi littéraire : « Avez-vous écrit ? » à entendre comme l’injonction : « Écrivez ! ». Cette partie du spectacle plus courte, est cependant toute aussi essentielle que la première. Non seulement elle en est la suite, son après professionnel, psychologique, sociologique et politique, mais elle est aussi la vérité du travail théâtral de Marie Fortuit qui revisite notre histoire sociale et culturelle à l’aune de la question des femmes et du féminisme, avec des biais artistiques toujours surprenants comme dans Ombre (Eurydice parle) d’après le roman d’Elfriede Jelinek ou dans La vie en vraie (avec Anne Sylvestre), en 2023. Son art dramatique est d’une totale singularité, traitant ce qui profond comme une surface de jeu, un terrain d’action refaçonné par un regard hybridant les genres, ceux de la création artistique comme ceux de la société et de la mixité sexuée.
Dans ce deuxième temps de la valse du hasard des rencontres, Thérèse devient Violette tout en restant Raphaëlle Rousseau et Isabelle devient Simone tout en restant Louise Chevillote. Les deux comédiennes sont si vraies dans l’incarnation de leurs personnages, que l’on croit voir Violette en Raphaëlle et Simone en Louise ! Leurs visages et silhouettes deviennent les spectres des deux amies écrivaines, sortis tout droit des coulisses du XXe siècle.
Comment ça finit ? Rien n’est jamais fini en art mais à la fin, Simone demande encore « As-tu travaillé ? » et Violette répond : « Je disparaîtrais si je ne travaillais pas. » C’est aussi le propre de l’art d’être un travail permanent tantôt sourd tantôt criant, une transformation de ce qui est ou de ce dont on rêve, en choses visibles et sensibles, joyeuses et délicates, fragiles et fortes, profondes et légères comme ce que nous offrent Marie et ses autres de la compagnie Les Louves à Minuit.
Jean-Pierre Haddad
La Garance – scène nationale de Cavaillon- mardi 2 décembre 2025.
Suite de la tournée :
- 4 au 6 décembre – CDN de Nice
- 25 et 26 mars La Comète-scène nationale de Châlons-en-Champagne
- 1er avril – Théâtre de Grasse
- 3 avril – Théâtre du Bois de l’Aune – Aix en Provence
- 5 et 6 mai – Maison de la Culture d’Amiens
Site de la Compagnie https://www.leslouvesaminuit.com/therese-et-isabelle
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
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