Le théâtre peut-il tout ? Tout quoi ? Tout faire ? Tout dire ? Tout jouer ? Tout représenter ? Traiter de tout ? On ne peut pas répondre à cette question puisque l’histoire du théâtre n’est pas achevée et ne s’achèvera sans doute qu’avec celle de l’humanité. En revanche une chose est sûre, le théâtre en tant que présence d’êtres humains sur une scène (conventionnelle ou non) pour représenter autre chose, comme pour faire signe vers un pan du monde humain, se réinvente sans cesse et s’empare de tout sujet, toute question intime ou collective et la traite avec un effort d’originalité en recourant s’il le faut à d’autres arts comme la musique ou la vidéo…

Pour sa part, Ian De Toffoli auteur et concepteur de Terres Arides explore la voie du théâtre de narration, nouvelle dramaturgie née en Italie avec Marco Baliani, Marco Paolini ou Laura Curino au tournant des années 2000. Mais rien n’est fixé : invention, liberté et ouverture. De Toffoli choisit de nous raconter l’histoire du journaliste luxembourgeois Patrick Bartz qui en 2019 et sans le soutien de la direction de son média (RTL Luxembourg) décide de partir en free-lance interviewer le seul et unique jeune luxembourgeois à avoir rejoint DAESH pour combattre en Syrie en 2014. Son nom ? Steve Duarte. Non, ce n’est pas le pseudo d’un mafieux mexicain ! Steve Duarte existe vraiment et il est détenu dans une prison kurde du Rojava au nord de la Syrie. Très vite intégré dans l’encadrement de DAESH, il a eu droit à une épouse avec laquelle il a eu deux enfants, retenus tous trois dans le camp d’Al-Hawl en Syrie. Steve est soupçonné d’avoir exécuté un otage d’une balle en pleine tête, un peu comme dans la scène finale d’une chanson qu’il avait écrite avant sa conversion à l’islam en 2010 et diffusée sur Spotify. Sauf que dans ce morceau de rap, c’est le narrateur lui-même qui était exécuté par un autre jeune en train de se livrer à une tuerie dans son lycée.

Sur scène, deux comédiens Luc Schiltz et Pitt Simon racontent ce périple avec documents vidéo, cartes et explications, aussi bien des préparatifs que du travail du fixeur sur le terrain sans oublier l’évocation du contexte et des aléas survenus dans ce voyage à haut risque. La narration est vivante avec un relais très dynamique des deux comédiens qui ne jouent pas vraiment mais font fonction de narrateurs. Quand le récit nous amène à l’entretien enfin obtenu par Patrick Bartz, les conteurs basculent dans l’interprétation incarnée et endossent les rôles du journaliste et du jihadiste. Effet de « réenactement » (selon le concept éponyme du théâtre documentaire) : une table basse, deux chaises et deux micros. L’échange se déroulant en luxembourgeois il est filmé et projeté sur écran afin d’y faire apparaître des surtitres en français. Les propos sont exactement ceux tenus par Patrick Bartz et Steve Duarte au fin fond de la Syrie. Par ses questions, le journaliste tente d’en savoir plus sur le soupçon de meurtre qui pèse sur Steve qui aurait été reconnu dans une vidéo de l’exécution. Mais ce dernier nie toute implication et avoue désirer rentrer au Luxembourg « même s’il doit y être jugé »… Pour son innocence ? Le drame ou peut-être la tragédie de Steve, déjà orphelin de père à l’âge de 6 ans, est qu’il ne pourrait en aucun cas être extradé vers le Luxembourg puisqu’il n’en a pas la nationalité et que son départ a rendu caduc son statut de résident. Le Portugal quant à lui, ne le réclame nullement. Steve Duarte sera-t-il un être voué, condamné à l’aridité ? Celle de cœur qui pousse des jeunes en proie à un vide existentiel et social à s’engager dans l’aventure jihadiste ? Celle de l’absence de compassion des tueurs de DAESH ? Sécheresse de la terre où il est détenu ? Froideur des pays européens qui sans avoir une quelconque « responsabilité » sont tout de même les terres de naissance et de socialisation de tous les jeunes qui en rejoignant l’État Islamique ont épousé une cause mortifère, s’engageant à tuer ou à mourir dans l’allégresse d’un « idéal » enfin trouvé.

Ce « non-spectacle » qui doit beaucoup aux vidéos de Michel Maier, aux lumières d’Antoine Colla et Nico Tremblay, en est quand même un puisqu’on le regarde depuis un point qui lui est extérieur. Il s’achève par un questionnement empreint de mille affects dont bien sûr, la crainte : devons-nous rapatrier les jeunes européens et leurs familles de ces camps non seulement insalubres mais sans aucun statut juridique ? Ne pas le faire, n’est-ce pas fabriquer des «bombes à retardement » qui exploseront dans nos rues ? L’histoire singulière de Steve Duarte est emblématique. Elle nous tend un miroir si déformant que l’on préfère regarder ailleurs.

Le nom Duarte signifie en portugais « gardien sacré ». Du sacré nous n’en voulons plus car nous savons qu’il peut rendre fou (d’un dieu) et intolérant (envers les autres). Mais l’idée de gardien ? Se garder au lieu de (se) regarder ? Être attentif à ce qui se produit chez nous ? Devons-nous garder notre jeunesse ? La récupérer quand elle s’égare ? Nos sociétés où la valeur cardinale est celle de la réussite par l’argent, autant dire une non-valeur (sinon marchande), devraient-elles davantage se garder d’elles-mêmes ? Prendre garde à ce qu’elles engendrent plus ou moins directement ? S’abstenir de leçons de justice qu’elles n’appliquent pas ?

Autre théâtre : Genèse IV-9, Dieu qui s’étonne de ne pas voir Abel déjà tué par son frère Caïn, demande à ce dernier où il peut se trouver et Caïn lui répond cyniquement « Suis-je le gardien de mon frère ?» En effet, dans son cas, c’était trop tard ! Sinon, tout humain n’est-il pas justement le gardien de son frère humain ?

Terres arides, fertilité du Théâtre du Centaure qui a le courage de soulever ces questions essentielles.  

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off. La Caserne des Pompiers, 116 rue de la Carreterie, 84000 Avignon, à 15h50. Du 7 au 26 juillet. Réservation : 04 32 74 12 95


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