En 2020, à la suite d’un concours de circonstances, Suzanne de Baecque, encore en formation théâtrale à l’École du Nord de Lille, se présente à l’élection de Miss Poitou-Charentes, un concours qui dépend de l’entreprise « Miss France », « en tant qu’actrice ». Cette dernière précision est importante. À première vue, ce qui est une aspiration très profonde pour les autres candidates reste un jeu pour la comédienne, qui en est également séparée par son bagage social et culturel. Cependant, très vite, elle prend conscience de similitudes frappantes : passer un concours, être jugée sur son apparence, se faire valoir ou faire bonne figure, entretenir des relations ambiguës de camaraderie et de compétition avec les autres candidates.

À partie de cette expérience, Suzanne de Baecque a construit un spectacle très réussi, et du plus grand intérêt : il nous fait pénétrer dans un monde que nous ignorons – car je suppose que la plupart des spectateurs de théâtre ne s’intéressent guère aux concours de « Miss », de même que les candidates, généralement issues de la toute petite bourgeoisie urbaine ou rurale, ne vont sans doute guère au théâtre.

Pourquoi, à l’heure où une parole féministe renouvelée par MeToo et les études de genre se diffuse dans le corps social, aspirer à devenir une « Miss », symbole de la femme-objet, au corps normé, mesuré, dressé à marcher, à sourire, à se présenter ? Suzanne de Baecque aborde cette question frontalement, en utilisant un riche matériau documentaire d’entretiens. Et la question se révèle complexe. Le maître-mot du spectacle est : contradiction. Contradiction entre l’aliénation et la souffrance d’une part, le désir de plaire et la recherche d’un « empowerment » paradoxal de l’autre, entre la camaraderie et la compétition, entre la complicité et la violence. Suzanne de Baecque restitue toutes ces ambiguïtés avec une grande délicatesse, parce qu’elle s’y retrouve prise elle-même.

Cette absence de surplomb par rapport aux contradictions psychologiques, politiques et sociales des concurrentes permet au spectacle d’éviter le principal danger qui le menaçait : le mépris social, souvent caché sous les bonnes intentions. La pièce nous offre une des choses les plus merveilleuses rendues possibles par le théâtre: elle nous permet de déposer notre jugement et nos préjugés à l’entrée de la salle et de nous disposer à comprendre, du mieux que nous pouvons, des personnages très différents de nous, leurs rêves, leurs frustrations, leur désir de reconnaissance et leur soumission à des normes caduques. Le spectacle nous confronte avec une grande justesse à la folie de tout cela, à la détresse et à la vulnérabilité de ces jeunes femmes qui se livrent au regard des autres, en laissant y percevoir aussi une forme de courage, de détermination, et un désir de liberté.

Sur le plan théâtral, le spectacle est très réussi. Il dure juste ce qu’il faut (1h20), il est bourré d’idées et mené tambour battant, restituant non sans décalage l’ambiance du concours, alternant la farce et les moments poignants. La relation au public est directe, parfois intime, et le rapport entre les deux actrices sur le plateau est très juste, et sympathique, parce qu’elles jouent vraiment ensemble, avec une grande complicité. Il faut saluer la performance excellente de la partenaire de Suzanne de Baecque, la comédienne et chorégraphe Raphaëlle Rousseau. Quant à Suzanne de Baecque, soyons péremptoire : c’est une comédienne extraordinaire, d’une expressivité et d’une versatilité rares, dans un style plutôt naturaliste et empathique. Le spectacle se termine par le monologue en forme d’autoportrait d’une des candidates : c’est un grand moment de théâtre et de jeu, comme je n’en ai pas vu depuis longtemps. La salle (pleine) était suspendue, et a fait un triomphe aux deux comédiennes.

Pierre Lauret

T2G Théâtre de Gennevilliers, 41 avenue des Grésillons, 92230 Gennevilliers.

www.theatredegennevilliers.fr. Le spectacle ne se joue que du 29 février au 4 mars. Mais il va tourner :

27 et 28 mars 2024, La Passerelle – Scène Nationale de Saint-Brieuc.

27 avril 2024, Festival international des Abruzzes, Italie

Automne 2024, Théâtre du Rond-Point, Paris.

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