Quel point commun entre Pablo Neruda (1904-1973), Pablo Picasso (1881-1973) et Astor Piazzolla (1921-1992) ? Les petits malins lanceront : la langue espagnole ! Cette même langue peut en effet réunir un chilien, un espagnol et un argentin en dépit des accents et des américanismes mais il y a une autre langue plus profonde, plus poétique, imagée et sensible que ces trois monstres de la création parlent en commun, celle de l’art. Chacun dans son art déploie son verbe expressif, chacun chante les mots, les images ou les sons à sa façon mais tous concourent à sublimer la réalité dans un geste créatif pouvant parler à tous.
Ce spectacle de Serge Barbuscia repris cette année au Théâtre du Balcon dirigé par le même homme qui a plus d’une facette dans son être-théâtre, repose sur l’idée géniale et simple de faire parler ces trois artistes ensemble. Il ne s’agit pas de leur faire dire la même chose mais pour les faire dialoguer, se confronter, se frotter comme le tango impose de serrer de près son partenaire pour mieux s’en détacher dans des pas de rupture. À la corrida aussi, le torero serre son « partenaire » pour exécuter los pases de muleta alors que l’animal peut à tout moment lui enfoncer une corne dans l’aine ou la poitrine. Picasso qui a combiné taureaux et mouvements dans nombre de ses œuvres avait demandé à Neruda un texte sur la tauromachie. Précisément, le poète ne partageait pas l’enthousiasme du peintre pour ce combat meurtrier et inégal. En réalité, le mâle humain y affronte une idée de lui-même qui met en jeu sa virilité mais au détriment d’une bête qui n’a pas besoin d’un tel spectacle pour en avoir. De cette demande est né Toros (publié en 1961) mais les choses prennent forme de théâtre quand Serge Barbuscia a l’idée de ce dialogue à trois voix. Non, à quatre ! Puisque le théâtre qui réunit les trois autres ne fait pas qu’offrir une arène, il fait la synthèse des mots, du mouvement et des images. Comme ça tanguait pas mal entre Neruda et Picasso, Barbuscia a pensé au tango de Piazzolla ! Ce mariage à quatre est une réussite de polyamour ! L’amoureux pivot, c’est bien sûr Barbuscia qui loue et chante les poètes depuis toujours et qui ne s’est pas contenté de concevoir le spectacle mais en interprète le texte de Neruda parfois au milieu des danseurs, en esquissant un pas de deux ou en jouant de la cape avec deux grandes voiles rouge et jaune. En fond de scène la projection de peintures taurines de Picasso. Sur le plateau en alternance avec le récitatif ou parfois ensemble, évolue un merveilleux couple de danseurs, Maria Caranza et Pablo Andrès Tamburini, sur une chorégraphie de la danseuse et de Clara Barbuscia. La lumière de Sébastien Lebert et sa création vidéo parachèvent la composition.
Poésie, peinture, musique, danse et théâtre, cinq arts en un spectacle… Peut-être six, comme les cinq sens se complètent par le sixième de l’intuition. Un sixième art qui serait celui du public : art de regarder essentiel au theatron ; art de regarder avec les yeux et les oreilles ; art de regarder avec le désir de ce qu’il voit ; art invisible de faire sentir le plaisir éprouvé à ceux qui jouent afin qu’ils se sentent portés et aillent plus loin encore dans l’expression de leur art. Mais ce « sixième art » n’est possible que déclenché par la scène, par la beauté ou l’intérêt de ce qui s’y passe. Ce que Tango Neruda ne manque pas de faire.
Jean-Pierre Haddad
Avignon Off – Théâtre du Balcon, 38 rue Guillaume Puy. Du 7 au 26 juillet à 16 h. (relâche les 13 et 20 juillet). Réservations : 04 90 85 00 80 & https://www.vostickets.fr/Billet?ID=THEATRE_DU_BALCON&SPC=22454
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