« TAIRE »

« Taire », verbe du troisième groupe, transitif, faire silence, s’abstenir de dire ou refuser de s’exprimer. Tamara Al Saadi a choisi de faire transiter ce TAIRE entre une Antigone mutique et une Eden hurlante. La première a décidé de se taire pour protester contre son sort. Sa famille, toxique s’il en est, a remplacé l’amour par la haine depuis que son père, Œdipe, tuale sien et coucha avec sa mère ; à son insu comme chacun sait, puisque ces parents royaux firent promettre le silence au couple de paysans à qui ils l’abandonnèrent. « Abandonner », autre verbe du troisième groupe qu’Eden a du mal à conjuguer au présent. La jeune fille dont l’enfance rime avec enfer porte son nom comme un oxymore. Enfant de l’ASE, une Aide Sociale à l’Enfance pétrie de bureaucratie, Eden a une lucidité crue : « Pour l’ASE, on n’est pas des enfants, on est des encombrants. » Elle sort de l’enfance par la porte de la révolte et une parole dérangeante. Antigone souffre par la famille mais en silence, on la maintient dans le statut minoré de fille de (Œdipe), sœur de (Étéocle et Polynice), nièce de (Créon) ; parents incestueux, frères fratricides, oncle féminicide… Eden souffre de pas de famille, elle crie et vole, histoire de bousculer la loi qui ne la voit pas ! La première est sœur aînée de la seconde mais les deux s’ignorent, elles vivent leur drame en parallèle ou plutôt dans une faille temporelle, entre une antiquité phallocratique et une actualité étatique. Quand Antigone se tait face à tous ceux qui lui parlent pour la ramener non pas à la raison mais aux raisons d’État de Créon, les paroles d’Eden hurlent contre le mépris du cœur. On sait à peu près comment ça finit pour Antigone, mais Eden parviendra-t-elle à trouver un salut ? Un salut ou un grand saut ? Dans le vide ou dans « l’amour inconditionnel » ?

Le titre TAIRE écrit tout en majuscule, pourrait être lu comme un acronyme, sans trahir les intentions de l’autrice: T.A.I.R.E. pour Théâtre Antagonique des Interactions entre Résistance et Enfance. Ce pourrait aussi bien être l’acronyme de sa façon de concevoir son art : Théâtre Artisanal et Imaginaire, Revivifiant et Engagé.

À la fois autrice, metteuse en scène et scénographe de TAIRE, Tamara Al Saadi nous livre une œuvre extrêmement travaillée, structurée mais aussi très finement dessinée de bout en bout, à la fois par des images puissantes et par une musicalité profonde. Lumières, ombres, nacelles, murs mobiles, costumes, fonds de scène colorés, musiques, voix chorales, tout contribue à la force du drame autant qu’à sa beauté artistique. Mue par des origines irakiennes, la dramaturge introduit des chants en arabe accompagnés de percussions naturelles ou instrumentales et cela fait écho à la dimension méditerranéenne du drame antique. Au final, elle parvient à créer une esthétique hybride mais harmonieuse, parfaitement fondue dans une scénographie résolument moderne et épurée. Le jeu est à la fois dynamique et retenu, une grande intensité, une maîtrise plastique des corps en mouvements qui semble être autant l’œuvre des comédiens et comédiennes que l’effet d’une scénographie très plastique.

En exergue du spectacle une étymologie : Enfant, du latin infans « qui ne parle pas ». Le théâtre, pour lui donner la parole. Il faut aller voir et entendre Taire à la Criée (ou ailleurs) !

Jean-Pierre Haddad

Théâtre de La Criée, 30 quai de Rive Neuve, 13007 Marseille. Du 29 janvier au 7 février 2025 https://theatre-lacriee.com/programmation/evenements/taire

Tournée : du 5 au 8 mars 2025 Théâtre national de Nice, CDN Nice Côte d’Azur ; les 13 et 14 mars Théâtre Châteauvallon-Liberté, Scène nationale de Toulon ; les 20 et 21 mars 2025 Espace 1789 de Saint Ouen, Scène conventionnée ; du 26 mars au 6 avril 2025 Théâtre Gérard Philippe, Centre dramatique national de Saint-Denis ; du 1^er au 5 octobre 2025 Théâtre du Jeu de Paume Aix-en-Provence.