Au parc, il y a un banc entre les hortensias et un réverbère lunatique. Sur ce banc, chaque jeudi Suzanne vient s’asseoir après ses courses avec son caddie assorti à son manteau écossais. La vieille dame vit seule alors elle parle toute seule, un peu dans sa barbe ou bien aux oiseaux à qui elle offre des graines à picorer. Un jeudi, sur son banc, elle trouve un jeune homme endormi. Suzanne et Nadim vont faire connaissance. Il vient de très loin, il a fui la guerre et vit dehors. Pour Suzanne, il est un autre avec qui parler. Pour Nadim, elle est quelqu’un qui ne le rejette pas, lui, l’étranger trop vite vu comme un paria. Cela suffit à chacun pour lier amitié avec l’autre. Jusque-là, c’est une belle histoire que nous propose Emma Lloyd, enfant de la balle, circassienne de naissance et marionnettiste depuis 2005 avec la Compagnie Pickled Image, de Bristol, sa ville natale, puis avec Scopitone et Compagnie créée en 2002 par Cédric Hingouët avec qui elle collabore depuis. Une belle histoire de rencontre et de partage à l’heure de l’Océan Viking et des tergiversations honteuses pour accueillir « au pays des Droits de l’Homme » deux-cent-trente pauvres migrants qui auraient pu mourir en Méditerranée. Mais cette belle histoire a une suite et surtout, elle est une magnifique pièce de théâtre, l’histoire d’une rencontre entre deux marionnettes et une comédienne pleine de grâce et d’aisance dans un jeu de métamorphoses qui éclosent poétiquement sur scène pour le bonheur de nos yeux ni enfants ni adultes, simplement d’humains sans phobie.

Pour Suzanne aux oiseaux, Emma Llyod a adapté puis scénographié avec Alexandre Musset, le roman éponyme de Marie Tibi, illustré par Célina Guiné, en faisant appel à un formidable créateur de marionnettes du nom de Dik Downey. Ses partenaires de jeu sont donc deux poupées de chiffons. Mais pourquoi deux alors que c’est la marionnette à taille humaine de Nadim que Suzanne rencontre sur son banc ? C’est là que l’on touche à l’essence du théâtre qui consiste à pouvoir faire du vrai avec du faux, à créer des illusions recréant le réel, à faire vivre des artéfacts. Suzanne rencontre un être de tissu avec lequel elle entre en amitié mais ce dernier est démuni. Bien que très jeune sa vie est en pente, pas douce du tout, plutôt une descente aux enfers même s’il a eu une chance inouïe d’arriver sur ce banc d’une grande ville de paix et d’abondance (quoi qu’on en dise !). La vieille dame est pour sa part à l’abri de la misère mais sa vie est derrière elle… Les deux trajectoires vont se croiser et, sur scène, la nature des personnages s’échanger : la marionnette de Nadim devient chair et os, incarnée par la comédienne qui abandonne son corps de vieille dame et offre une belle vitalité au jeune migrant. Le corps affaibli de Suzanne peut alors devenir marionnette plutôt que cadavre ! Et si cette transmutation ontologique n’était pas qu’un procédé narratif ou un effet dramatique mais le sens profond du spectacle ? Ce qui fait l’humanité n’est pas tant une question de statut corporel ou matériel, encore moins de nationalité ou de condition sociale, mais la rencontre, le partage intime de ce qui est de l’un par l’autre, voire l’interchangeabilité des destins. Et cela peut aller très loin… Par le don d’une bague que lui a fait Suzanne avant de se réincarner en chiffons, Nadim sortira de la galère et mettra toute son énergie à faire vivre, grâce à la revente du bijou, la mémoire de la vieille dame dans le parc en direction des oiseaux et des enfants.

Le théâtre Mouffetard est connu pour ses spectacles de marionnettes, il est même depuis le 30 septembre 2022 CNMa, Centre National de la Marionnette, mais il pourrait tout aussi bien être un CDNMa car il s’y fait du théâtre avec tout ce que cela implique matériellement, artistiquement, culturellement et humainement. On dit « théâtre d’objets » mais en vérité c’est un théâtre sujet-objet, un couple qui en philosophie structure toute relation de connaissance. Mais puis-je me connaître en parlant à une marionnette ? La question n’est pas saugrenue car en faisant parler une poupée de chiffons comme quelqu’un d’autre, nous restons nous-mêmes certes mais aussi nous faisons un effort de décentrement d’autant plus grand que cet autre n’a ni subjectivité ni voix et cela est une bonne méthode pour se connaître soi-même. De fait, les enfants l’emploient avec leur doudou sans le savoir mais avec de grands bénéfices pour la nécessaire subjectivation de leur petite personne. Indépendamment de l’importance du sujet de la pièce, Suzanne aux oiseaux est du théâtre total car elle ne se réduit pas à ces échanges sujet-objet. La mise en scène est riche comme par exemple, quand elle nous donne à voir dans des coulisses translucides la comédienne qui s’habille ou se maquille pour endosser à tour de rôles les personnages de Suzanne et de Nadim. Les lumières intimes ou flashantes, la musique faite de chansons de variétés et le plateau tournant qui permet la ronde du banc et du réverbère, donnent au spectacle toutes les dimensions du théâtre. Il y a deux autres belles idées d’Emma Lloyd qui a génialement mis sa touche dans tous les aspects artistiques du spectacle : donner aux personnages un infralangage aussi compréhensible qu’insolite et faire dire le texte en voix off par un jeune narrateur, son propre fils, Marlon Hingouët Lloyd dont le timbre vocal se situe entre enfance et maturité.

Jeunes et moins jeunes publics, il n’est ni trop tôt ni trop tard pour courir au Mouffetard à la rencontre du théâtre pour tous d’Emma Lloyd !

Jean-Pierre Haddad

Le Mouffetard, CNMa, 73 rue Mouffetard, 75005 Paris, du 9 au 19 novembre 2022. Mercredi à 15 h, Samedi et dimanche à 17 h, Vendredi 18 à 20h (relâche vendredi 11). En tournée : Festival MOMIX – 5 février 2023 – Kingersheim (68) ; Théâtre de Lisieux – 10 et 11 février 2023 – Lisieux (14) ; Le Bateau Feu, scène nationale de Dunkerque – 14 au 18 mars 2023 – Dunkerque (57) ; Festival Marionnet’ic – 30 avril au 6 mai 2023 – Binic (22)

Représentations scolaires: Mercredi 9 novembre à 10h ; Jeudi 10 novembre à 10h et 14h30 ; Mardi 15 novembre à 10h ; Jeudi 17 novembre à 10h et 14h30 ; Vendredi 18 novembre à 10h

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