Le corps d’un jeune homme est retrouvé mort à la lisière d’une forêt. Juste avant de mourir, il a posté sur les réseaux sociaux : « Vous m’avez tueR ». Infinitif pour définitif. Si la faute d’orthographe nous rappelle l’affaire Omar Raddad, ici l’enquête menée par une inspectrice dans l’internat du collège de la ville aura une conclusion sans incertitude : Mattéo a été victime d’humiliations sexuelles puis violé dans une robe rouge qu’on lui a imposé de revêtir, comme si le féminin restait symboliquement la cible de tout viol. Cela s’est passé en pleine nuit, lors d’un rituel censé faire franchir un seuil à Noah arrivé récemment dans la chambre 109. « Sang neuf » ? Du sang, il y en aura eu peu et de la nouveauté point du tout. Noah, ami et amant d’enfance de Mattéo, est obsédé par le désir de ne plus être assigné à son homosexualité. Impuissant à changer les regards, il pense s’en sortir en se conformant à une norme dominante, voire tyrannique. L’histoire aussi ignoble et inimaginable qu’elle puisse paraître est inspirée de faits réels : il règne encore çà et là une loi du silence sur certains rituels de bizutage…

Les attendus psycho-sociaux de telles pratiques sont d’une grande complexité mais la pièce de Marilyn Mattei en fait actionner et percevoir les ressorts les plus subtils. La mise en scène de Pierre Cuq a très intelligemment pris le parti d’un récit fragmenté aux temporalités recomposées en une série de scènes dessinant à la fin le puzzle complet du drame. Le décor de Cerise Guyon fait se télescoper plusieurs lieux entre dedans et dehors, internat et forêt. Son dispositif scénographique en bifrontal fait sens : de même que Noah est exposé au yeux et jugements discriminants de tous dans son collège (cour de récréation, réfectoire), de même il ne peut échapper aux regards du public qui le saisissent sous tous les angles. Noah est véritablement enfermé, piégé d’un côté par une assignation essentialiste insultante, de l’autre par une injonction masculiniste et viriliste qui le pousse à commettre l’irréparable. La pièce existe en deux versions, une forme pour la salle de spectacle, l’autre pour la salle de classe. On imagine sa puissance d’affecter un public de collégiens ou de lycéens in situ !

Autant le jeu de Baptiste Dupuy incarne un Noah désincarné et perdu, autant Camille Soulerin qui endosse plusieurs rôles, inspectrice, copains de chambrée poussant Noah au pire ou copine de la chambre d’en face qui tente de le sauver de leurs griffes, incarne avec contraste des personnages taillés dans le vif.

Faut-il supprimer les rituels de passage, abolir les franchissements de seuil dans la société ? Ce serait jeter le bébé avec l’eau du bain – parfois bain de sang ! Un peu d’anthropologie s’impose : d’un point de vue psycho-empirique, l’incorporation d’un individu au sein d’une société est faite de tels franchissements et passages, sa construction psychique en dépend. Les rites sociaux et les seuils sont souvent des épreuves, autant psychiques que physiques ou intellectuelles, ils remplissent tous une fonction symbolique polysémique selon les contextes : constitution, reconnaissance, légitimation, consécration, institution et bien sûr intégration. Le baccalauréat que le gouvernement Macron et la réforme Blanquer du lycée ont quasiment fait disparaître était un tel rituel social ; les plus lésés étant les lycéens eux-mêmes. La feuille de salle du spectacle cite Bourdieu, ce dernier n’hésitait pas à comparer la fonction du rituel à une « magie sociale » citant même Durkheim qui parlait, lui, de « délire bien-fondé ». Tout cela indique le caractère certes un peu irrationnel des rites sociaux mais aussi leur nécessité et utilité pratico-symbolique. Cependant, ces épreuves doivent être encadrées par des instances sociales, en général des institutions admises et un personnel garant du bon déroulé du rite.

Dans le cas de la chambrée 109, il en va tout autrement : le rituel tue, il rit et tue, il tue « elle ». Les compagnons de Noah l’entraînent dans leur dérive sadique, le rite ne sert plus à grandir mais dégrade, avilit et fait de lui un criminel, un paumé qui reste seul. Le seuil n’est ici que passage à l’acte. Il est clair que la fonction positive des rites de passages a largement été dévoyée et pervertie dans les bizutages estudiantins ou autres. Pourquoi ? Peut-être parce que notre société ne connaît presque plus que la valeur « sonnante et trébuchante ». Les idéologies de la jouissance égoïste, de l’appropriation d’autrui ou de son exploitation (en tous genre) et du chacun pour soi ruinent en permanence tout projet de faire société, remplacent le groupe social humain en clan, meute, horde sauvage… Là où une éventuelle transgression rituelle, socialement cadrée, peut refonder un lien collectif, le rite sauvage n’entraîne que régression, bestialité et barbarie. Autant franchir un seuil peut affranchir, autant dépasser une limite éthique peut aliéner.

Le bon théâtre donne à penser mais pour cela il doit franchir le seuil du silence.

Jean-Pierre Haddad

Théâtre Ouvert, 159 avenue Gambetta, 75020 Paris – Du 05 au 09 avril. En tournée : au Préau – CDN de Vire, Festival « À vif » les 11, 17 et 18 mai 2022. En juillet à Avignon, Théâtre du Train Bleu, Festival Off.


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