Comment raconter une histoire d’amour impossible ? Comment raconter une histoire sans la mémoire de cette histoire ? Comment faire de ces deux récits impossibles une œuvre de théâtre ? Si l’amour et le souvenir échappent car tous deux en proie au manque, il faudra travailler de façon archéologique, retrouver des fragments, les collectionner au hasard, fouiller le passé et les sentiments, les faits en espérant au final recomposer un tableau d’ensemble. Surtout, il faudra trouver dans le récit les mots pour être au plus vrai de l’histoire comme Duras le fait en nous parlant autrement, dans sa langue.

Une jeune femme visite régulièrement Madeleine, une comédienne âgée qui n’est « sûre que de presque rien » et l’interroge sur un passé douloureux, tragique. Les deux femmes sont peut-être liées par celle qui n’est plus, fille de l’une et mère de l’autre. On apprendra que tout a commencé sur une pierre blanche émergeant au milieu de la mer, comme un îlot improbable, comme une page vierge où s’écrira la rencontre, le désir et le drame. Hormis cette pierre, bloc de concrétude minérale, très peu de choses : un maillot de bain noir portée par la jeune fille, un baiser solaire donné par l’homme, une anguille, des regards, une naissance et, très vite, la fin funeste de cette passion… Trois fois rien pour évoquer tout le vertige de l’amour dont Duras disait dans un entretien au Matin du 29 septembre 1983 qu’il est « la banalité inépuisable, inépuisée ».

La représentation théâtrale chez Duras ne représente rien, elle met en présence, elle rend présent dans la distance d’une parole qui se cherche ce dont il est question, une histoire possible. Rien à montrer, seulement dire et faire entendre ou imaginer : en faisant surgir les mots du souvenir, les images viendront peut-être. Tout restera dans l’éloignement du temps et du lieu. Double écart générationnel entre les deux femmes. Lointain géographique d’une mer chaude qui pourrait être celle du pays de Siam ou d’ailleurs, la baie de Savannah. Par bribes et ajouts aléatoires le récit avance. Au début, son mystère est entier. Puis les choses s’éclairent tout en le laissant à son entièreté. La première fois, les amants se sont aimés sur la pierre blanche, nus sous le ciel. Un jour, ils ont nagé loin, elle jusqu’au non-retour.

Mais comment mettre en scène la distance alors que le théâtre est présence vivante ? Plus encore comment mettre en scène Duras qui s’est mise en scène elle-même comme ce fut le cas lors de la création de la pièce en 1983 au théâtre du Rond-Point avec Madeleine Renaud pour qui Duras l’avait écrite, Bulle Ogier interprétant l’autre rôle féminin ? Duras n’est plus là, il reste son fantôme dans nos esprits, nos oreilles, dans ses écrits de théâtre aux abondantes didascalies.

La mise en scène du texte est possible mais à certaines conditions… La distance sera comme un personnage, elle sera dans la présence-même de la comédienne qui, un peu absente, portera la possibilité d’une mémoire, dira son texte sculpté sur scène dans la matière mouvante du souvenir. Réduire la distance sans l’abolir, rendre présent en laissant absent. S’adressant à Madeleine, Duras disait en exergue de la pièce : « Tu es la comédienne de théâtre, la splendeur de l’âge du monde, son accomplissement, l’immensité de sa dernière délivrance. Tu as tout oublié sauf Savannah, Savannah Bay. Savannah Bay c’est toi. »

Mettre en scène Duras est devenu après elle une épreuve à très haut risque. Ratage probable ou parfaite réussite. Disons-le sans ambages, la mise en scène d’Anne Brissier est du deuxième genre ! Le travail scénique infiniment juste, épuré, sublime l’œuvre. Sur la petite scène originellement asiatique du Théâtre du Temps, nous vivons un grand moment durassien. Le jeu à la fois millimétré et intelligemment incertain de Claudine Perdigon fait exister une Madeleine bouleversante. Son art dramatique sublime la moindre parole, le moindre geste comme celui de se couvrir le visage des deux mains. Claire Doleson qui joue la jeune femme possiblement petite fille de la comédienne à la mémoire sélective, incarne avec innocence et gaîté la demande de l’impossible certitude. Souvenir n’est pas vérité, ni mensonge, il est réinvention du passé. Cette jeune femme tournera autour de la comédienne, prêtresse hiératique de la déesse Mnémosyne inventrice des mots, elle l’entourera de ses questions, l’enrobera de son désir de savoir. Il en va peut-être de son histoire… Entre elles, se déploie le rythme d’un échange qui devient danse, paysage, musique indicible de la passion, du drame et du deuil. Le décor ? Sur scène, il est nécessairement minimaliste, une table et deux, trois chaises. Le vrai décor, celui de l’histoire, prend forme entre la scène et la salle, il vient nous habiter, se peindre de l’intérieur en nous. À notre tour, par les mots des personnages ponctués de silences laissant le temps aux images de venir depuis leur lointain, nous devenons Savannah Bay. Un décor immense comme l’été, comme une mer chaude, comme le bonheur du théâtre. Il y a aussi une chanson de Piaf, Les mots d’amour, elle est un personnage de la pièce, nous la connaissons mais là, elle nous semble inconnue, entendue pour la première fois car elle devient une voix du drame. Chanson parfaitement durassienne qui nous dit dans un couplet que les mots d’amours ne sont pas les mots des amants mais de l’amour.

Autant de raisons de monter et montrer encore Savannah Bay si on le fait comme Anne Brissier, librement et au plus près de Duras, de son exigence théâtrale et de son univers poétique. Il y a cependant une autre raison car Savannah Bay parle aussi du théâtre. Madeleine étant comédienne, la jeune femme lui demande si une pièce de cette histoire a été écrite, jouée. Elle lui répond que non, tout en ajoutant : « Rien n’est jamais joué complètement, précisément au théâtre. Jamais rien n’est joué vraiment… On fait comme si c’était possible. » Dans un document de l’INA réalisé par Michelle Porte, Duras ajoute « C’est au théâtre, qu’à partir du manque, on donne à voir. »

Un immense merci à la Compagnie Varia de nous donner à voir cette possibilité-là.

Jean-Pierre Haddad

Théâtre du Temps, 9 rue du Morvan 75011 Paris. 10 et 17 juin 2022. Reprise en septembre…

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