Dans les rues de Saint-Malo, l’ancien Capitaine en second d’un navire négrier se souvient. Alors que son bateau se préparait à quitter le port de Gorée avec sa cargaison de bois d’ébène, le Capitaine mourut. Il prit alors la direction du navire mais au lieu de partir vers les Amériques, il résolut de rapporter le corps du Capitaine à sa veuve. Tandis que tous étaient occupés par les obsèques, cinq esclaves parvinrent à s’échapper. La population se lança alors avec joie dans une véritable battue à travers la ville, pour les rattraper et les lyncher. Seul un demeura introuvable, mais des doigts accusateurs commencèrent à apparaître cloués sur les portes de la ville. Est-ce la terreur de ces doigts ou la hantise d’être considéré par la ville comme celui qui avait déchaîné cette folie meurtrière qui a poussé le capitaine vers la démence et la fuite ?
Khadija El Mahdi s’est emparée de ce texte extrait de La nuit mozambique de Laurent Gaudé. Deux souvenirs personnels l’y ont poussée. Elle s’est souvenue de ses vacances enfantines en Algérie où, dans la maison de ses grands-parents, s’activait une servante noire, taillable et corvéable à merci, portant le même prénom qu’elle. Lui est aussi revenu en mémoire le récit d’un appelé, durant la guerre d’Algérie, lui racontant le meurtre d’un bébé lors d’une « corvée de bois » et avouant soudain qu’il était l’auteur de cet acte barbare. Le texte de Laurent Gaudé l’a ramené à cette question : comment peut-on reconnaître sa propre barbarie ? Depuis sa formation la metteure en scène s’intéressait aux masques. Le masque peut surgir quand on ne l’attend pas et montrer une autre face de l’homme. À celle du personnage hanté par le souvenir de cette nuit barbare, rendu fou par ce qu’il a vu et fait, se substitue le masque de bois avec sa grande balafre rouge, imaginé par Etienne Champion, porteur d’une violence bestiale, d’une énergie de peur et de haine. Stefano Perocco di Meduna a placé le personnage au milieu de palettes de bois, moderne écho du transport de marchandises que fut la traite. Elles deviennent coque d’un navire disloqué prêt à sombrer, comme la raison du Capitaine, ou prennent des allures de prison. Les lumières se resserrent sur le capitaine, soulignant la dimension fantastique du récit tout comme l’ombre des doigts pointés sur lui au début. Bruno Bernardin incarne ce Capitaine. Il en dit les contradictions, le regret d’avoir choisi de revenir à Saint-Malo pour rapporter le corps du Capitaine au lieu de le livrer à la mer et la folie qui l’a emporté face à la fuite des esclaves. Le regard halluciné, fou, il dit la morsure des souvenirs que l’on ne peut effacer et appelle la mort qui ne vient pas. Marqué à jamais par la barbarie qu’il a laissée se déchaîner en lui son regard nous poursuit comme un écho à notre propre part d’ombre.
Micheline Rousselet
Tous les jeudis à 19h30
Théâtre La Croisée des Chemins
43 rue Mathurin Régnier, 75015 Paris
Réservations : 01 42 19 93 63
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