Vous marchez sur la plage de Saint-Georges de Didonne en direction de la crique de Suzac, Parc de l’Estuaire. La brume matinale colore de gris l’eau et le sable. Vos pas somnambuliques suivent un petit cortège et bientôt là-bas dans le fond de la crique vous apercevez un groupe de quatre personnes autour d’une souche d’arbre fumant. D’étranges choses sont accrochées à des supports métalliques. Des Stroh… Instruments de musique à cordes mais sans caisse de résonance ; à la place, des cornets en aluminium qui vous regardent de leur gros œil de cyclope acoustique. Autour du feu, tout se fait en silence, regards et sourires. Complicité tribale au moment d’une cérémonie totémique. Quelques murmures, vous vous installez sur des troncs flottés ou des nattes. En face, une paroi rocheuse stratifiée d’ocre jaune et de gris. Entre elle et vous, deux femmes et deux hommes aux vêtements aussi étranges que les instruments s’en saisissent et commencent à en jouer tout doucement. Quelques sons naissent silencieusement et leurs légères vibrations atteignent votre corps désormais en éveil. Derrière vous, l’océan joue sa partition en sac et ressac, en roulement de vagues mousseuses. Bientôt, la voix de la chanteuse israélienne Lior Shoov emplit l’atmosphère d’une langue imaginaire que vous avez l’impression de connaître depuis toujours. La voûte rocheuse fournit une acoustique naturelle et cette musique de cordes grattées ou frottées qui résonnent comme celle d’instruments à vent s’installe en vous, elle vous envoûte pieds dans le sable, têtes dans les nuages. Les rythmes alternent, lents ou rapides, le feu crépite et fume en volutes mélodieuses. Vous ne savez déjà plus trop où vous êtes…

Mais voilà que les musiciens se rapprochent de vous, pénètrent le cercle imparfait du public, s’insinuent dans les trous et vous ne faites plus avec eux qu’un seul et même ensemble fait de leur chant et de notre écoute, accord parfait… Votre voisine reçoit le violon acoustique et son archet des mains de son instrumentiste qui l’invite par le mime à jouer, à frotter les cordes… Elle le fait et ses sons viennent se mêler à ceux des autres musiciens. Elle dit : « Qui l’aurait cru ? Je n’ai jamais eu ça entre les mains. » C’est un peu comme un miracle mais sans aucune intervention céleste. Tout vient de la terre, du sable, de l’air, du feu, de l’eau, fluidité des sons, des corps, des désirs, de l’ambiance, des regards. Lior Shoov entame alors un hymne à la présence. Oui, c’est cela ! La divinité de l’instant, les anges du présent, la déesse de l’immanence sont convoqués et vous les sentez auprès de vous, en vous, vibration, visitation… Non, ils ne sont pas venus, ils ont émergé du lieu-même. Le chant appelle à chasser les représentations pour faire place à la présence. Et tous ressentent effectivement une très forte présence, une adhérence à l’instant qui nous installe dans une éternité, dans un hors champ du temps conçu comme écoulement, fuite. L’expérience est sensorielle, affective, mentale, collective, cosmique. Vous repensez à cette phrase de Spinoza parlant de la connaissance intuitive de troisième genre : « Nous sentons et faisons l’expérience que nous sommes éternels » et vous vous dites que vous y êtes ! Cette aventure sonore et intuitive vous donne à vivre, sentir et connaître le moment présent sub specie æternitatis et non sous l’aspect de la durée. Vous saurez que cela aura duré un certain temps (environ trente minutes), mais pour le moment vous le vivez comme un seul instant suspendu entre deux limites temporelles : son commencement et sa fin. Dans l’intervalle, tous les temps successifs n’en forment qu’un, vécu loin du temps d’horloge, comme une « durée pure » aurait dit Bergson. Cela ressemble aussi à ce que Proust décrit dans le Temps retrouvé lorsqu’il revient sur ses épisodes de réminiscence pour en faire les expériences d’un moi permanent, unique et identique à lui-même. Sur la plage de Suzac, ce que vous avez rencontré ce n’est pas le moi mais le langage à l’état préverbal, juste avant que l’articulation des sons ne vienne s’associer à un sens précis pour donner naissance à un mot qui très vite devient commun, lexicalisé. Sur la plage de Suzac, vous avez fait un voyage immobile dans le temps préhistorique et encore sauvage où les humains étaient à la veille d’inventer les langues à partir de la musique des sons ! Et de fait, vous avez bien l’impression de quelque chose d’archaïque, d’un vécu des « premiers temps », d’une cérémonie fondatrice du groupe humain, de l’humain comme être de langage donc collectif. Voyage poétique inoubliable…

Oui, l’art peut causer de telles émotions, faire vivre de telles expériences. Merci infiniment aux quatre troubadours des sables de Sama Leï pour nous avoir fait vivre un moment d’éternité et de liens sensibles d’une profondeur insondable mais pas inaudible !

Jean-Pierre Haddad

Festival « Humour et eau salée », Saint-Georges de Didonne (17), du 30 juillet au 3 août 2022.

Sur les étranges instruments : https://instrumentariuminsolite.wordpress.com/2018/08/08/le-violon-de-stroh-stroviols/


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