En imper, cartable à la main, elle arrive dans le hall de son immeuble. Elle sent « l’odeur » des parents de son élève, Daniella, qui s’est suicidée. Elle sait qu’ils l’attendent en haut devant sa porte, ils voudraient comprendre. Elle ne veut pas leur parler, elle n’a rien à leur dire, elle voudrait s’enfuir « loin des effluves de leur malheur ». Pourtant là, seule sur ce palier, elle va s’adresser à eux qui ne peuvent ni la voir ni l’entendre. Elle va évoquer sa vie, révéler celle qu’elle est, sous l’image qu’elle a patiemment construite, et en contrepoint faire le portrait de Daniella, en qui elle s’est d’une certaine manière reconnue.

C’est la quatrième fois que le metteur en scène Frédéric Bélier-Garcia travaille avec Marie Ndiaye. Sa mère, Nicole Garcia, souhaitait revenir au théâtre. Le texte a donc été écrit en pensant à elle. Avec son style flamboyant, ses phrases impitoyables, Marie Ndiaye peint les désarrois de son personnage, ses blessures d’enfance, ses efforts pour être elle-même et libre, et en même temps tout ce travail pour se rendre respectable, se conformer à ce que la société attend. Pour autant le texte ne fait pas seulement un magnifique portrait de femme déchirée, il rattache aussi le personnage à des questions de société bien actuelles, la difficulté d’enseigner, le mal-être adolescent et le harcèlement scolaire.

Seule dans ce hall d’immeuble, la voix rauque de Nicole Garcia s’élève, révélant peu à peu toute la complexité du personnage. Elle est sèche, comme animée d’une colère froide, pour dire au début qu’elle n’est pas une femme aimante, puis faussement forte pour évoquer les errances d’une enfant laissée libre dans les rues d’Oran, faussement cynique pour parler de sa vie de jeune épouse et faussement maîtrisée pour parler de sa vie de prof à Royan. La voix de l’actrice se casse un peu quand elle évoque enfin ce que fut Daniella, s’approche même de la folie parfois. Elle dit une professeure qui sait qu’elle n’ira pas voir ces parents, qui se corsète contre eux et contre la douleur. Elle est cette femme qui s’éloigne peu à peu du portrait qu’elle a voulu présenter au monde pour parler de sa vie, de ces monstres que peuvent être les élèves, et de Daniella, qu’elle n’a pas su ou voulu aider, peut-être parce qu’elle lui révélait le gouffre au bord duquel elle-même était. L’actrice marche, pose et reprend son cartable, monte quelques marches, les redescend. Alternant immobilité et marche nerveuse, silences et logorrhées, Nicole Garcia devient cette boule de rage, pleine de mauvaise foi, poussée par la volonté de rester extérieure au drame et pourtant taraudée par le sentiment de culpabilité. Nicole Garcia nous accroche à ce beau texte, à ses tours et détours, à sa rage et à son émotion. Elle est magnifique.

Micheline Rousselet

Jusqu’au 3 février au Théâtre de la Ville, Espace Cardin, 1 avenue Gabriel, 75008 Paris – du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h – Réservations : 01 42 74 22 77

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