Pourquoi Tolstoï a-t-il fait durer la maladie d’Ivan Ilitch pendant des semaines avant de le faire agoniser durant trois jours ? Il fallait bien laisser le temps à ce magistrat arriviste et imbu de sa personne d’aller au bout d’une remise en question existentielle qui ne pouvait certes pas le guérir mais qui devait au moins le libérer de l’angoisse de la mort. Accédant à la sagesse par nécessité, Ivan Ilitch prend conscience d’avoir trop céder à la vanité, au détriment de l’essentiel : vivre pour soi n’a pas de sens, la vie ne vaut rien sans le souci d’autrui. Ivan comprend que sa vie « n’était rien de réel, mais une terrible et immense tromperie qui lui avait caché la vie et la mort ». La nouvelle du maître de la littérature russe est plus qu’une fable morale, un conte cruel et assez philosophique…

Comment en faire une comédie sans risquer la caricature et surtout l’appauvrissement du contenu ? Telle a dû être la gageure de Mathilde Bourbin qui signe le texte et la mise en scène, avec Nathalie Bernas, de cette pièce librement inspirée de la nouvelle de Tolstoï.

Le défi a été relevé et RIP, acronyme de Qu’il ou elle repose en paix, parvient avec légèreté et finesse à transformer le récit de base en une farce baroque pleine de malice et d’ironie. Avant de reposer en paix, il est bon que la vie soit secouée ! La réflexion sur les vraies valeurs de la vie, sur l’urgence à les mettre en œuvre, sur la désaliénation sociale mais aussi sur la déconstruction de la peur de la mort, tout y est, mais dans une mise à distance par l’humour, avec un dynamisme de jeu, de l’inventivité scénique et une surprise des décors. Un théâtre de postures, de costumes, de diction, de phrasés, de réparties, de tableaux vivants au sens propre comme au figuré… Une prouesse et un pari gagné ! On n’évoquera que les danses de La Mort exécutées avec un mélange subtil de symbolique macabre et de dérision gestuelle.

Une belle réalisation dramatique et un bel esprit de troupe avec ses sept actrices et acteurs au jeu physique, relevé et précis. Nommons-les tous : Nathalie Bernas, Brice Borg, Mathilde Bourbin, Sophie Jarmouni, David Beauquis Maison, Alice Mesnil, Pierre-Emmanuel Parlato pour les comédiens. Mais aussi : scénographie de Clotilde Denayer et Agathe Mondani (RESET studio) ; costumes de Mélisande de Serres ; création musicale de Laurent Labruyère et création lumière de Mathieu Patie.

Le Collectif Attention Fragile, créé en 2014 à Sceaux, est une association regroupant une vingtaine d’artistes et techniciens de l’écran et de la scène, sous la direction artistique de Mathilde Bourbin. Cette appellation qui reprend une formule que l’on trouve sur certains colis, suggère avec raison que la livraison du travail demande à être reçue avec attention : le contenant est drôle et un peu déjanté mais le contenu est précieux, à méditer. Mais ce qui est fragile peut se fendre facilement ? Pas grave ! Car cela colle fort bien avec la citation de Michel Audiard qui aurait inspiré du nom du collectif : « Heureux les fêlés, car ils laisseront passer la lumière ». Une lumière venue de loin, filtrée par un talent collectif plein d’audace et de pertinence. Une autre mort d’Ivan Ilitch bien réjouissante.

Jean-Pierre Haddad

Avignon Off. Artéphile, 7 rue du Bourg Neuf, Avignon. Du 5 au 26 juillet 2025, tous les jours à 18h55. Relâche les dimanches. Informations et réservations : https://www.artephile.com/avignon-off-2025-rip


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