
« J’ai l’impression de vivre avec dix mille keufs à l’intérieur de ma tête, les vrais keufs, les keufs des autres, des adversaires, de mes amis… Je suis devenue un camp pénitentiaire à moi toute seule avec des frontières partout … Toutes les propagandes me traversent et parlent à travers moi. Je ne suis imperméable à rien, je me nasse toute seule…J’ai intériorisé tellement de merdes qui ne servent à rien. Rien ne me sépare de la merde qui m’entoure »
On reconnaît le style d’une violence rageuse de Virginie Despentes. Dans ce manifeste inédit, écrit dans le contexte du confinement lors du Covid et qu’elle a lu lors d’un séminaire organisé par le philosophe Paul B. Preciado au Centre Pompidou, le 16 octobre 2020, elle fait le constat de la férocité du capitalisme et de la brutalité d’un monde qui tyrannise les êtres humains et maltraite la planète. Comme « rien n’a jamais empêché l’histoire de bifurquer ou de disjoncter », elle nous invite à ne pas renoncer, à ne pas céder à nos censures intérieures, à nous débarrasser de la culpabilité qui nous conduit à l’impuissance, et à résister. Et dit-elle, la joie et la douceur peuvent venir à la rescousse de nos insurrections car il doit y avoir du rêve dans la révolution sinon elle ne devient qu’un roulement des dirigeants.
Anne Conti, avec la complicité de Phia Ménard, met en scène ce texte et l’interprète dans une scénographie de parpaings écroulés, de pans de placo éclatés, où subsistent encore quelques morceaux de tapisserie arrachés et un vieux sommier oublié, évoquant un monde en ruine. Accompagnée par deux musiciens, Rémy Chatton au violoncelle et à la guitare, et Vincent Le Noan aux percussions venues de tous les coins du monde, elle alerte, crie, invective, murmure. Sur une musique à la fois punk et douce, épousant le rythme de la langue de Virginie Despentes, la voix d’Anne Conti passe de la colère et de la dénonciation de la brutalité du monde capitaliste et patriarcal, qui est le nôtre, à l’espoir d’un monde plus juste et plus doux aux humiliés. Sa voix s’élève avec une douceur poignante pour d’émouvantes berceuses venues de mondes menacés, une arménienne, une inuit et une en ladino, la langue ancienne des séfarades d’Espagne.
Dans cet univers de ruines poussiéreuses, elle se lève, soulève les pans de murs écroulés, les ajustent en un disque qui devient le siège de la projection mapping d’une nouvelle galaxie (très beau travail graphique de Cléo Sarrazin), et il ne reste plus à la comédienne qu’à gravir l’escalier qui pourrait y mener.
Grâce à la mise en scène et à l’interprétation d’Anne Conti, la poésie brutale et la musicalité du texte ressortent avec force et le message de Virginie Despentes, trop souvent présenté de façon caricaturale, apparaît ici avec sa complexité. Ce n’est pas un simple « du passé faisons table rase » on peut, non, on doit rêver d’un autre monde et c’est très beau !
Micheline Rousselet
Spectacle vu à la Maison de la Culture de Sallaumines (62) – du 5 au 26 juillet dans le cadre du festival Off d’Avignon à La Scierie, 15 bd du Quai Saint-lazare, Avignon, à 18h – relâches les mardis – Réservations : 04 84 51 09 11
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