Wajdi Mouawad, dramaturge, metteur en scène et acteur, reprend dans sa nouvelle pièce Racine carrée du verbe être ses thèmes favoris : le Liban, la guerre, l’exil, la filiation, l’identité et le pardon. Le spectacle s’ouvre sur un enfant d’une dizaine d’années qui discute avec un vieil homme dans Beyrouth en pleine guerre civile en 1978. Sa famille a décidé de fuir la guerre comme celle de Wajdi Mouawad. Pour mettre les siens à l’abri, son père demande à son frère d’aller acheter des billets pour le premier avion pour l’ Italie ou la France. Ce sera la France.

Que se serait-il passé s’ils étaient allés à Rome ou dans un autre pays ? Cette question hante le dramaturge. Quelle part ont les autres et les événements sur ce que l’on devient ? Y a-t-il une part immuable de l’être qui demeure quels que soient les accidents, les hasards de la vie ? Qui est-on vraiment ? La physique quantique qui estime que pour chaque chemin choisi un autre aurait pu être emprunté est l’image de cette interrogation. Il en va de même de la racine carrée de 2, nombre irrationnel, possédant un nombre infini de chiffres après la virgule.

La double explosion dévastatrice dans le port de Beyrouth le 4 août 2020, 42 ans après l’exil, qui est venue raviver les souvenirs de la guerre constitue le point de départ de son spectacle fleuve. Il imagine ce qu’il aurait pu devenir en créant cinq avatars de Talyani Waqar Malik, son double fictionnel dans cinq pays différents. Le premier est un neurochirurgien exécrable qui a abandonné ses enfants et passe sa vie dans des hôtels de luxe auprès de prostituées en Italie. Le deuxième, un chauffeur de taxi parisien qui accompagne un botaniste et de jeunes activistes écologistes dans leur combat. Le troisième est un artiste plasticien québécois homosexuel. Le quatrième est un condamné à mort au Texas suite au meurtre gratuit d’un jeune couple. Le dernier est resté à Beyrouth où il tient une boutique de vêtements. On va suivre alternativement et simultanément la vie de ces cinq personnages pendant la semaine qui a suivi l’explosion.

La construction de la pièce qui pourrait être labyrinthique est parfaitement maîtrisée et nous captive grâce à la scénographie très efficace d’Emmanuel Clolus qui, à l’aide de panneaux mobiles, nous transporte en un instant d’un lieu à un autre ou nous fait suivre les différentes histoires dans des lieux juxtaposés. La deuxième partie s’ouvre sur une image saisissante de Beyrouth en ruines : des murs à terre, des gravats : monceaux de plastique, planches calcinées que les acteurs vont déblayer en un rien de temps comme si l’urgence était toujours et encore de reconstruire Beyrouth et de vivre. Les vidéos de Stéphane Pougnand et les dessins de Wajdi Mouawad et Jérémy Secco nous projettent aussi en continu dans le chaos de Beyrouth.

Les acteurs tous excellents se glissent d’un rôle à un autre avec une grande fluidité. Nora Krief jouant Layla, la sœur de Talyani qui s’adresse en même temps à trois de ces avatars totalement opposés réalise une véritable performance et est époustouflante. Wajdi Mouawad et Jérôme Kircher, physiquement son presque jumeau, se partagent avec virtuosité toutes les facettes de Talyani : l’un sensible, l’autre détestable. Tous les autres comédiens et comédiennes (13 au total) sont également remarquables y compris ceux et celles de la première promotion de la Jeune Troupe du théâtre de la Colline.

Ces cinq possibles avatars de lui-même lui permettent d’aborder de nombreux thèmes contemporains et universels non sans humour : l’importance de l’éducation et de l’école, les violences faites aux femmes, l’aide médicale à mourir, les relations familiales entre parents et enfants, l’art, la peine de mort, la religion, le pardon et l’écologie. Les ramifications souterraines et aléatoires des arbres sont d’ailleurs le reflet de ces récits qui s’entremêlent, se superposent permettant aux déracinés de se ré-enraciner. Elles peuvent être aussi la version naturelle et imagée des variables mathématiques.

Racine carrée du verbe être est un spectacle qui nous tient en haleine avec de magnifiques moments mais qui n’échappent pas à quelques clichés qui en amoindrissent la portée. Les femmes sont soit des sœurs dévouées à leur frère, des filles qui ont sacrifié leur vie pour s’occuper de leur père, soit des prostituées, soit des hystériques. Les scènes de sexe entre le neurochirurgien et la prostituée ainsi qu’entre le père et sa fille sont d’un hyperréalisme inutile. Les trois parties quasiment égales en durée sont d’inégale intensité. Si les deux premières sont d’une grande force, la dernière est décevante. Deux trop longs soliloques en forme d’explication de texte (la nécessité du pardon et le cours de mathématiques) font retomber la puissance de la pièce dans un happy end convenu.

Malgré ces quelques réserves, Racine carrée du verbe être est un très beau spectacle, plein d’invention, construit de façon virtuose avec une troupe de comédiens remarquables.

Frédérique Moujart

Du 8 au 18 décembre, Partie I mercredi à 19h30 et Partie II jeudi à 20h30. Intégrale samedi à 16h, dimanche à 13h30 et vendredi 2 et 16 décembre à 17h30. Du 21 au 30 décembre, intégrale à 17h30. Relâche du 24 au 27 décembre- Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, Paris 20ème. Réservation : 01 44 62 52 52 ou www.colline.fr

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