Que faire quand le monde change autour de soi et que l’on ne s’y reconnaît plus ? Les réalistes diront : « s’adapter! » Abandonner ses repères et en adopter de nouveaux, comme on peut. Don Quichotte refuse cette option, si tant est qu’il ait le choix, ses lectures et son imagination ayant déjà choisi pour lui… Il va donc affronter le nouveau monde comme s’il était celui qui n’est plus, se lancer dans le monde de la Renaissance avec la conviction qu’il est dans le monde médiéval des chevaliers servants, tout imprégné de romans de chevalerie qu’il est. Dans tout ce qu’il « voit », Quichotte ne voit que ce qu’il a lu ; il ne voit rien de l’altérité du monde, il voit les choses pareilles à ses lectures alors qu’elles sont différentes. C’est pourquoi Michel Foucault (1926-1984), dans Les mots et les choses (1966), le qualifiait très justement de « héros du Même » ; « Son être, ajoutait-il, n’est que langage » et enfin « Le livre est moins son existence que son devoir. » En effet, il a pour modèle moral Amadis de Gaule et quelques autres chevaliers servants, défendant la veuve et l’orphelin pour l’amour platonique d’une Dame. Et ce faisant, il échoue nécessairement en ses actions puisqu’il n’est pas au bon endroit au bon moment !

Sans doute est-ce la leçon de Miguel de Cervantès (1545-1616) auteur de L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Mancha. Une leçon que retient Gwenaël Morin en adaptant le célébrissime ouvrage : « Cervantès avance l’idée que certains combats n’ont parfois aucun sens et détruisent ceux qui les mènent, au nom de ceux qu’ils ont lu. »

Tout est là : notre monde qui change et la nécessité non pas tant de s’y adapter sans broncher, car le monde est aussi le produit de l’action humaine, mais d’y faire quand même quelque chose ! Pour l’affronter dans sa nouveauté ou le transformer, il faut alors abandonner les lunettes du passé, les grilles de lectures désuètes. Il faut lire la nouveauté du présent dans le « grand livre du monde » – selon la belle expression de Descartes dans Le discours de la méthode (1637) pour privilégier l’expérience et la vie sur les écrits.

Mais tout cela est-il dans le spectacle que Morin nous a offert dans le jardin de la maison Jean Vilar entre le 1er et le 20 juillet 2024, à la nuit tombée ? Oui, mille fois oui !

D’abord, il y a Marie-Noëlle anciennement Yves-Noël Genod, immense actrice-lectrice. Dans son apparence androgyne assumée avec grâce, elle est là tout près des gradins et nous lit des passages du livre de Cervantès comme dans l’intimité de la chambre de Don Quichotte. Cette lecture est en elle-même un spectacle, un art de lire en public mais à chacun, la création par les mots d’un univers que l’on rend présent aux yeux de l’esprit ! La mise en scène ou « en herbe » étant donné le lieu, donne à entendre et éprouver le pouvoir de la lecture. Celle de Marie-Noëlle prend la forme d’une rivière douce et accueillante, nous invitant à y entrer et à la descendre en se laissant porter par le courant comme Quichotte par ses lectures.

Ensuite, il y a Jeanne Balibar qui interprète Quichotte. Une femme ? Oui et alors ? C’est cela « un monde qui change » et on ne lit pas la Bible mais une bible des temps modernes. Cette Quichotte transcende la crédibilité du personnage, Jeanne Balibar joue la candeur, la crédulité, la naïveté et même l’infantilité de Quichotte à merveille ! Son physique-même nous rappelle le « I » majuscule à quoi ressemble le corps de l’ingénieux hidalgo dans les diverses représentions connues. Foucault disait : « Long graphisme maigre comme une lettre, il vient d’échapper tout droit du bâtiment des livres. » La comédienne a quelque chose de cela mais aussi peut-être quelque chose de Dulcinée – la Dame que le chevalier et amant courtois vieillissant s’est choisi en la personne d’une jeune paysanne sans même qu’elle en soit avisée ! Jeanne Balibar contient la possibilité d’incarner à la fois Quichotte de la Mancha et Dulcinée du Toboso, elle est en un même corps, le chevalier halluciné et son fantasme. Et elle le prouve in situ, par exemple en rebaptisant avec fantaisie des spectateurs de noms « à l’espagnol », les intégrant ainsi au roman qui se raconte. Son agilité et son énergie sont celles du désir qui rajeunit le vieil hidalgo parcourant la Mancha ou bien tout l’espace du jardin de la rue de Mons avec une armure en carton et une Rossinante faite de pas sautés. C’est drôle et désopilant et surtout pas ridicule. Pourquoi ? Parce que c’est pathétique mais sans pathos. La chaire de cette histoire est faite d’affects profondément humains, le rêve d’un monde de justice, le secours à l’indigent et le service du faible, le don de soi et l’amour oblatif. Marie-Noëlle nous dit que « Le rire qui procède d’une cause légère est inconvenant » mais là, on rit par une cause sérieuse ! On rit quand même, non ? Certes mais c’est dû à la complexité de la relation en nous entre l’imaginaire et le réel. Un rapport souvent tragi-comique qui se joue et se noue dans le jeu débridé et fantasque de Jeanne Balibar bien secondée par Thierry Dupont principalement en Sancho Panza – un comique au nième degré ! – et par Léo Martin en personnage polyvalent. L’adaptation reprend seulement quelques aventures du personnage de Cervantès dont les plus connues comme la lutte contre les géants aperçus en lieu et place de quelques moulins (avec participation du public) ou l’adoubement de Quichotte en chevalier errant (et dans l’erreur) par un aubergiste.

Le public peut être dérouté par la forme bricolée et le minimalisme radical de la mise en scène. Ce serait néanmoins une grave erreur de faire de ces surprises une raison de bouder non seulement son plaisir mais son intérêt à aller au bout de ces nouvelles aventures du redresseur de tort naïf mais courageux et vaillant qu’est l’éternel Don Quichotte. Gwenaël Morin, habitué du Festival, est lui-même une sorte de Quichotte qui tente de faire faire passer ce qu’il a lu dans la réalité très relative du théâtre et peut-être au-delà. Depuis quelques dernières éditions d’Avignon, il poursuit en effet le projet de « démonter les remparts pour finir le pont » ; autant dire transformer la fermeture en ouverture, mettre fin à la clôture et ouvrir un passage. Vers quoi ? Sans doute vers une suite de l’histoire humaine qui ne répéterait pas le passé.

De ce classique de la littérature universelle que peu d’entre nous sont parvenus à lire, surtout dans son entier, il fait une récréation (et recréation), un jeu de cour d’école où chacun peut devenir Quichotte en redevenant un enfant. L’essentiel étant de ne jamais perdre la vertu d’errance du personnage qui le fait partir à l’aventure vers plus d’humanité.

Plus que jamais aller au théâtre voir le Quichotte de Gwenaël Morin est une expérience qui nous met devant notre monde. Par-delà la poussière des siècles, une grande fidélité à Cervantès !

Jean-Pierre Haddad

Création Festival d’Avignon 2024. Jardin de la rue de Mons, Maison Jean Vilar, Avignon 84000.

Tournée : du 18 au 21 septembre 2024, Bonlieu, Scène nationale d’Annecy ; du 26 septembre au 1é octobre 2024, La Villette, Paris ; du 15 au 18 octobre, 2024, Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine ; les 7 et 8 novembre 2024, Malraux Scène nationale de Chambéry Savoie ; les 14 et 15 novembre 2024, Les Salins Scène nationale de Martigues ; du 20 au 23 novembre 2024, Théâtre Saint-Gervais (Genève, Suisse) ; du 26 au 28 novembre 2024, La Filature Scène nationale de Mulhouse ; Mars 2025 Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse) ; du 18 au 22 mars 2025, Théâtre Sorano Scène conventionnée (Toulouse) ; les 25 et 26 mars 2025, La Coursive Scène nationale de La Rochelle ; les 29 et 30 avril 2025, Théâtre du Bois de l’Aune (Aix-en-Provence).

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