Alexandre Zeff, dont nous avions reçu comme un coup de poing émotionnel l’adaptation du roman de Nathacha Appanah, Tropique de la violence, s’attache ici au roman d’Émilienne Malfatto, prix Goncourt du premier roman en 2021. Sa construction polyphonique avec cette succession de monologues où se répondent les désirs, les hésitations, les frustrations des uns et des autres dans une société patriarcale comme l’est encore celle de l’Irak, lui a semblé appeler une adaptation théâtrale.

Une jeune fille, celle dont on ne prononcera jamais le nom, a osé aimer avant d’être mariée. Enceinte, elle en mourra de la main de son frère, érigé en protecteur de l’honneur de la famille, sans que personne ne s’y oppose vraiment.

Alexandre Zeff a respecté la poésie du texte et la musique de la langue arabe se faufile parfois entre les mots français. Les monologues se répondent. Voix de la jeune fille (Lina El Arabi) qui veut aimer et vivre, de la belle-sœur (Myra Zbib) qui a choisi de mettre sa vie au service de son mari et de ses enfants, de la mère (Afida Tahri) qui dit sa vie de soumission jusqu’à accepter le meurtre de sa fille pour l’honneur de la famille, du fiancé (Mahmoud Vito) mort par accident pendant la guerre, qui n’a écouté que son désir et n’a pas protégé son amante, du frère aîné (Nadhir El Arabi), qui accepte son devoir social en exécutant sa sœur, du frère lâche qui condamne les règles dans sa conscience mais ne s’y oppose pas et du petit frère trop jeune pour avoir droit à la parole (Amine Boudelaa et Hillel Belabaci).

La mise en scène d’Alexandre Zeff se met magnifiquement au service de cette tragédie. Le grand fleuve d’Irak, le Tigre l’observe et la commente. Il est là avec cette eau sur le plateau, les brumes qui envahissent ses rives, des vidéos évoquant ses remous et le tumulte qui envahit la vie. L’eau, mais aussi le sang, celui des premières règles qui signent pour les filles le passage à un état où leur corps devra se cacher sous l’abaya et où elles devront se résigner à être comme leurs mères réduites à des ombres noires silencieuses, celui aussi de leur sang répandu pour sauver l’honneur de la famille. Le rouge envahit le plateau, des vidéos de silhouettes fantomatiques voilées de noir, tout nous entraîne dans la tragédie. La guerre est là avec des bruits d’hélico, de tirs, d’explosions et son cortège de mutilés et de morts, souvent sans gloire, des hommes qui, comme Mohammed l’amant de la jeune fille sans nom, ne seront jamais maris ou pères. Parfois sur un écran noir se dessinent en blanc des images de la fillette à la longue natte dans sa vie d’avant, celle où sa famille n’avait pas encore à se préoccuper de l’honneur. L’amour est là aussi avec ces deux amants qui s’avancent l’un vers l’autre, s’enlacent, s’aiment avec passion tandis que leur image se reflète dans l’eau.

La plainte du oud (Grégory Dargent), l’élan nerveux des percussions, le chant poignant qui porte les spectateurs au bord des larmes, la danse de l’amant au corps brisé, tordu par la mort, qui le frappe en dégât collatéral de la guerre, viennent sublimer l’émotion créée par le texte et la vidéo, déployant un maillage où s’enchevêtrent avec force les puissances artistiques de la scène.

Un très beau spectacle pour dire la violence d’une société patriarcale où « mieux vaut une fille morte qu’une fille mère », où les femmes ne sont maîtres ni de leur corps ni de leur honneur et où les femmes paient toujours pour les hommes.

Micheline Rousselet

Jusqu’au 11 février au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie, Route du Champ-de-Manoeuvre, 75012 Paris – du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 16h – Réservations : 01 43 28 36 36 ou www.la-tempete.fr

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