Alexandra Badea nous avait déjà séduits par son texte sur le monde brutal des lobbyistes dans une économie mondialisée, Europe Connexion, jouée en 2016 au Théâtre ouvert. Elle nous revient avec Pulvérisés , Grand Prix 2013 de Littérature dramatique. On suit une journée et une nuit de quatre anonymes, dont on connaît juste la fonction dans l’entreprise où ils travaillent. L’auteur donne un visage et une vie à ces archétypes de travailleurs mondialisés : l’atelier du monde avec une ouvrière chinoise, l’ouverture à l’Est avec une ingénieure roumaine, qui se débat entre vie professionnelle et vie familiale, l’Afrique émergente avec un superviseur-plateau sénégalais soumis aux injonctions honteuse de sa hiérarchie et enfin la vieille Europe avec un cadre qui ne sait plus où il en est, entre hôtels aseptisés et décalages horaires, et qui ne connaît plus sa famille que par Skype. Partout au nom de la recherche de la rentabilité maximum et de la pression de la concurrence, ouvriers et cadres sont contraints à faire toujours mieux, toujours plus vite, quel qu’en soit le prix humain. Ce que l’entreprise pouvait garder de solidarités disparaît dans le broyeur de la flexibilité, de la précarité, de la course à l’emploi, laissant les individus essorés et solitaires.
Le texte est écrit comme une confidence que nous feraient les quatre acteurs. La langue court comme les personnages. Le « tu » alterne avec des monologues qui nous entraînent dans la tête des personnages. Ce qui se passe dans l’entreprise est évoqué par de brefs dialogues ou esquissé par le jeu et l’on éprouve l’épuisement, les agacements, l’angoisse des quatre personnages. Le metteur en scène Vincent Dussart a placé les acteurs sur deux podiums disposés en croix. Ils sont aux quatre coins, s’avancent, se rejoignent parfois, parlent seuls ou ensemble ou tombent de concert épuisés. Les spectateurs sont placés dans l’espace laissé libre entre les podiums. Ils sont comme des collègues de travail ou la famille qui écoute, ils sont ceux qui consomment ces produits et services dont la production est mondialisée. Vincent Dussart a choisi quatre acteurs qui ont la même origine que leur personnage. Haini Wang est Chinoise, Simona Maicanescu est Roumaine, Tony Harrison est Sénégalais et Patrice Gallet Français. Ainsi à côté du travail choral très précis qui rend compte de la soumission du travail aux mêmes impératifs partout dans le monde, la mise en scène offre une place aux individus et à leur personnalité.
La mondialisation et la course effrénée au profit ont déshumanisé le travail, les badges ont remplacé les sourires. L’idéologie dominante veut nous faire oublier que le travail n’a pas pour seule finalité la rémunération, que l’homme y trouve aussi son identité, que l’entreprise est un endroit où on noue des liens avec d’autres, où on collabore et lutte ensemble. Le risque c’est, comme le dit un des personnages, qu’« on va tous disparaître. Pulvérisés ». Et cela, Alexandra Badea et Vincent Dussart le disent avec talent et c’est passionnant.
Micheline Rousselet
Le 15 novembre à 19h30 et le 16 à 20h30 à la Maison du Théâtre à Amiens
Le 17 novembre à 20h30 à la Salle Demoustiers à Villers-Cotteret
En juillet 2018 Avignon Off
Des militants partagent ici des critiques littéraires, musicales, cinématographiques ou encore des échos des dernières expositions mais aussi des informations sur les mobilisations des professionnels du secteur artistique.
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