Ce texte de Samuel Beckett, écrit en français en 1945 et publié en 1970, caractéristique du style et de la pensée de l’auteur, est aussi sec que concis.

On écoute la voix intérieure d’un homme qui incarne une image concentrée de l’existence humaine avec ses tensions, présentée sans émotion, sans sentimentalisme avec une froideur ironique. Cette voix est celle d’un homme expulsé de la maison familiale à la mort de son père. Réfugié sur un banc dans un jardin public, il y est un soir dérangé par une femme qui dit s’appeler Lulu, s’assied auprès de lui et revient soir après soir. Totalement détaché de toute émotion, il la regarde à peine, dit qu’il s’aperçoit qu’elle louche, la rebaptise Anne et pense à elle une demi-heure par jour. Un jour elle lui propose de s’installer chez elle. Dès lors elle ne le quitte plus, elle se dépense sexuellement, lui apporte à manger, vide le fait-tout qu’il a choisi comme vase de nuit. Il comprend vite qu’elle vit de la prostitution, elle souligne que c’est aussi son cas à lui. Son seul souhait est alors que les clients soient un peu moins bruyants. Quand elle lui annonce qu’elle est enceinte, il suggère que ce ne sont peut-être que des ballonnements, propose vaguement de l’épouser, puis envisage de partir. Mais c’est l’hiver. C’est la naissance de l’enfant qui le poussera au départ.

Dans ce texte à l’humour féroce, c’est tout le malheur et l’absurdité de la condition humaine qui éclatent. Tout semble glisser sur cet homme sans illusion, détaché de tout, indolent, seulement préoccupé de survivre d’une vie qui ne se justifie en rien. Portrait terrible d’un homme seul, dépourvu de tout désir sauf un vague besoin sexuel purement organique car le « corps bande ».

Alain Françon, qui triomphe à l’étage au-dessus de La Scala avec sa mise en scène de En attendant Godot, a choisi l’actrice Dominique Valadié pour interpréter cet homme. Une chaise bleue est placée au milieu du plateau. Les vêtements de l’homme sans attache sont étalés en ordre par terre, veste, pantalon, chapeau, souliers éculés. L’actrice les pliera et les enfilera dans une valise quand elle quittera ce lieu et cette femme pour aller vers où, on ne sait.

Dominique Valadié, cheveux tirés en chignon austère, visage concentré est vêtue d’un pantalon et d’une veste noire qui font disparaître toute marque de son genre. C’est un portrait terrible de l’humanité que dessine Beckett et finalement peu importe que ce soit une femme qui interprète ce personnage. Cela laisse le spectateur libre de ses interprétations, ce qui semble correspondre à ce que voulait l’auteur qui disait à propos de son théâtre : « Tout ce que j’ai pu savoir sur les personnages, je l’ai montré … Tout est dans le texte ». Avec le calme et le détachement propre au personnage indolent et indifférent, l’actrice emporte le public au rythme de sa voix si reconnaissable. Elle expulse les mots avec détachement, elle se coule dans le phrasé du texte avec son rythme, ses virgules, ses silences. Le dépouillement du langage épouse celui des sentiments et quand on entend les derniers mots de la pièce « Il m’aurait fallu d’autres amours peut-être. Mais l’amour cela ne se commande pas » on reste glacé et saisi d’effroi devant le tragique de cette vie.

Une mise en scène claire, une actrice et un texte exceptionnel à voir en urgence !

Micheline Rousselet

Jusqu’au 19 avril au Théâtre La Scala, 13 bd de Strasbourg, 75010 Paris – à 19h30, 21h30 ou 14h30 – Réservations : 01 40 03 44 30 ou lascala-paris.com

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