Tout commence par une chaise qui grince musicalement au son d’un violoncelle… Ça va grincer davantage encore dans cette histoire d’amour des moins romantiques qui soit. L’homme au chapeau qui était assis de dos, s’est levé. Il a fait tourner la chaise comme une roue de la fortune rouillée… une chance grinçante et grimaçante. Il y a un lien dans sa vie entre la mort de son père et ce premier amour… Dans cette concomitance le funeste n’est pas là où on croit le plus tant cet amour ressemble à un fardeau, une malédiction, un drame de dépossession de soi. Qu’on en juge plutôt pas le texte de l’immense et singulier écrivain que fut Samuel Beckett : « L’amour vous rend mauvais » et « Ce mot affreux d’amour (…) ce qu’on appelle l’amour c’est l’exil avec de temps en temps une carte postale » Espérons-la montrant un paysage souriant de plage d’été ou de campagne verdoyante… mais rien n’est moins sûr. Rien n’est radieux dans l’œuvre : le personnage aime se promener dans les cimetières et trouve que les morts sentent bons alors que « les vivants puent. » ! A part ces idées à rebours de toute bien pensence, « tout s’embrouille dans ma tête » nous avoue l’homme au chapeau qui semble ne rien attendre de cet amour pourtant accepté, vécu, premier mais heureusement éphémère!
Comment mettre en scène et surtout interpréter un tel texte ? Une condition : il fallait que le metteur en scène et le comédien réalisent chacun dans son travail propre une totale fusion, soient en parfaite harmonie… et c’est le cas ! Dans le fond, il est impossible de séparer sur la petite scène de la cave voûtée du studio Marie Belle du Théâtre du Gymnase la mise en scène de l’interprétation, la première se fond avec le jeu et la seconde porte la mise en scène dans le corps et les mouvements et gestes, parfois à peine esquissés, du comédien, c’est un deux en un. On ne voit que le personnage, sa chaise, dans un noir mental et scénique que traverse une faible lumière orangée. On entend la voix rauque qui racle les mots et éraille les sentiments au point de les faire grincer comme la chaise… l’ensemble donne un moment de sublimité théâtrale rare et magique. On se demande où l’on est exactement, peut-être dans un rêve ou plutôt entre rêve et cauchemar… Une seule chose de certain, ce moment unique restera gravé en nous et reviendra comme le fantôme de l’art dramatique nous visiter de temps en temps. Remercions Jean-Michel Meyer qui nous l’a offert par sa mise en scène et saluons bien bas l’incarnation magnifique du texte de Beckett par cet immense et si rare comédien qu’est Jean-Quentin Châtelain.
Ne pas manquer ce diamant brut serti de noir !
Jean-Pierre Haddad
Théâtre du Gymnase Marie Bell, 38 Bd Bonne nouvelle, 75010 Paris. Du 28 janvier au 27 février 2022, jeudi, vendredi, samedi 19h, dimanche 16h. Infos et réservations : 01 42 46 79 79 et www.theatredugymnase.paris
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