Sami Frey reprend cette nouvelle de Samuel Beckett, écrite en 1946, qu’il avait créée il y a dix ans. On y trouve déjà l’image de ces clochards célestes que seront, dans En attendant Godot , Vladimir et Estragon, empêtrés dans l’absurdité de l’existence humaine.
Chassé de chez lui à la mort de son père, le narrateur rencontre sur un banc Lulu qui l’installe chez elle. Comme le dit le narrateur « Le tort qu’on a, c’est d’adresser la parole aux gens ». Le voilà donc chez Lulu, mais qu’est ce que cet autre qui dérange, que l’on accepte mais que l’on aimerait vite mettre à distance pour rester tranquille avec soi-même. Il se dit qu’il l’aime, du moins c’est le nom qu’il donne, car « n’ayant jamais aimé il n’avait pas de données ». Ce premier amour, mais faut-il l’appeler ainsi, s’arrêtera quand Lulu accouchera. Avec une écriture blanche, qui laisse l’émotion hors-champ, et un sens de l’absurde exacerbé, Beckett parle de l’amour en l’associant dès le début du texte à la mort. Le narrateur dit « J’associe à tort ou à raison, mon mariage avec la mort de mon père, dans le temps. Qu’il existe d’autres liens sur d’autres plans, entre ces deux affaires, c’est possible. Il m’est déjà difficile de dire ce que je crois savoir »
Dans une mise en scène ascétique, deux bancs, une lumière rouge intermittente et une sonnette qui le fait se lever brusquement et passer d’un banc à l’autre, Sami Frey, en pardessus défraîchi, est ce clochard accroché à son chapeau informe, le sac en bandoulière. Il déroule son récit d’une voix égale, comme s’il découvrait avec surprise sa vie, débite les jugements absurdes du narrateur avec un sérieux intrigant. Il ne cherche aucun effet, il ose le vide, le silence. Les nuances de sa voix épousent la musique de la langue de Beckett. Il parle doucement, ressasse, parle de ce premier amour avec un humour ravageur et une forte dose d’autodérision qui flirte avec l’absurde. Sa voix, ses silences deviennent la parole de Beckett et l’émotion nous emporte.
Micheline Rousselet
Du mardi au samedi à 19h, le dimanche à 11h
Théâtre de l’Atelier
Place Charles Dullin, 75018 Paris
Réservations : 01 46 06 49 24
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